Histoire(s) de filles

Si vous aviez eu une fille à la fin du 19e siècle, sans doute auriez-vous rêvé qu’elle aille en coupe-couture. Mais surtout pas pour qu’elle exerce son métier ! Petite histoire de l’enseignement « technique et professionnel » des filles, pleine de bon gout et de distinction…

Pour les filles, l’enseignement technique qui leur était destiné était tout différent de celui des garçons ! La variante féminine de l’enseignement industriel, c’est au départ avant tout des cours ménagers. Le but est
que même les femmes qui travaillaient dans l’industrie puissent tenir correctement leur ménage. On leur apprenait aussi l’économie domestique, afin de gérer les cordons de la bourse familiale – ce qui permettait de maintenir à un niveau très bas les salaires de la classe ouvrière… Dans le même esprit, elles apprenaient à raccommoder, à faire une cuisine bon marché en accommodant les restes… À quoi on ajoutait quelques petites touches modernes, par le biais de cours d’hygiène, de diététique, d’éléments de chimie relatifs au nettoyage à sec, etc.

Comment faire beaucoup avec peu

Dans tous les camps idéologiques (y compris les socialistes), le travail féminin n’était pas bien vu. L’idéal social, c’était la femme au foyer. Comme pour les milieux populaires, c’est-à-dire la masse de la population,Le nombre d’heures de cours généraux est un indicateur du niveau de qualité attribué. cet idéal n’était pas accessible, la position de repli était de former ce qu’on appelait des « ménagères ouvrières ». Outre les congrégations catholiques fort actives dans l’organisation de l’enseignement féminin, ce sont les mêmes provinces libérales et puis socialistes à l’origine de l’enseignement industriel pour les travailleurs qui ont également promu cet enseignement ménager pour
les femmes. Dans leur esprit, ce dernier n’était pas du tout un enseignement rétrograde, comme on pourrait le penser aujourd’hui, mais pleinement en phase avec l’industrialisation. Comme dans le cas de l’enseignement industriel, l’enseignement ménager est organisé d’abord sous forme de cours du soir et du dimanche pour les travailleuses et ensuite aussi sous forme d’un enseignement de jour, à temps plein, pour les jeunes filles qui ne travaillaient pas (encore). Il se créa aussi nombre d’écoles professionnelles féminines de jour.

Une autre grosse différence avec les garçons, c’est la structure même des filières et de leur rapport. Dans le système des garçons, il y a une progression allant de pair avec le niveau de plus en plus approfondi de la formation technique (A3-A2-A1) qui permet de monter verticalement dans la hiérarchie, selon une logique méritocratique. La formation technique pour les garçons visait ainsi à créer une classe intermédiaire entre les ingénieurs et les ouvriers, capable de comprendre le langage des uns et des autres et de retraduire les demandes ou les problèmes exprimés par les uns aux autres.

Pour les filles, rien de tel ! Dans l’enseignement technique féminin (comprenant différentes formules d’enseignement ménager et d’enseignement professionnel), il y a une diversité d’offres situées sur un même niveau, horizontalement, et le « choix » se fait en fonction de la condition sociale de la jeune fille ! La seule possibilité de « monter » de niveau pour la jeune fille de l’école ménagère ou de l’école professionnelle est de suivre un régendat technique au sein de ce même type d’école (et non à l’école normale).

Ne pas mélanger les torchons et les serviettes

Symboliquement, la formation la plus prestigieuse, c’était… coupe-couture donnée dans l’école professionnelle moyenne de coupe couture ! Son but : former une ménagère distinguée, une petite bourgeoise ou même une bourgeoise qui voulait apprendre la distinction. Ici, il y avait un mi-temps de théorie, composé de cours généraux inspirés de l’enseignement moyen (à la différence des garçons, qui eux recevaient des cours techniques) et un mi-temps de pratique, mais conçu de manière un peu particulière…
Car si on inculquait la couture, il s’agit d’une culture raffinée, artistique, qui ne servait pas tant à apprendre un métier aux jeunes filles, qu’à former leur bon gout. De manière complémentaire, les cours généraux (français, histoire, etc.) qui étaient moins poussés que dans l’enseignement moyen ne devaient pas donner la grosse tête aux jeunes filles, mais devaient avant tout les doter de bon sens… Il ne fallait pas qu’elles se prennent pour ce qu’elles n’étaient pas… Distinction et modestie vont de pair… À ce cursus s’ajoutait de l’économie domestique, pour pouvoir gérer leur maison (organiser le personnel de maison, gérer un budget, apprendre à recevoir, etc.).
Comme pour les garçons, d’autres types d’enseignement technique sont proposés aux jeunes filles. À côté de cette section plus prestigieuse, il y avait par exemple une école professionnelle moyenne commerciale, destinée à former des secrétaires (de direction), des sténodactylos, des comptables, etc. C’était une section nettement moins bien vue, même discréditée, puisque, ne l’oubliez pas, jusqu’à la Seconde Guerre, travailler n’était pas honorable pour une femme !

Pieds et poings liés

La crainte est grande qu’une jeune fille qui travaille et qui a des ressources financières puisse désirer une vie indépendante, commence à refuser d’obéir, voire pire encore aille en ville à des « réjouissances » et se mette à fréquenter librement les garçons ! Le modèle pour cette section qui réalise une formule de compromis, c’est donc l’assistante du patron d’une petite entreprise (de préférence), qui l’aide comme une épouse peut soutenir son mari à gérer son affaire. Dans les faits, évidemment, c’était différent. Dès l’entre-deux-guerres et surtout à partir de 1945, de plus en plus de femmes travaillent dans les bureaux, à la poste, etc.
Enfin, il y a aussi un équivalent du niveau A4 des garçons, destiné aux jeunes filles : l’atelier d’apprentissage de couture. La formation pratique y est conçue cette fois pour préparer à devenir vraiment une couturière ! Les cours se composent d’un tiers de cours généraux (d’un niveau un peu plus élevé que l’enseignement primaire, mais moins poussé qu’à l’école professionnelle moyenne de couture, plus prestigieuse), et deux tiers de cours de couture utilitaire. À la différence des ateliers d’apprentissage destinés aux garçons (écoles A4) qui comptaient un tout petit nombre d’élèves avant 1945, les ateliers d’apprentissage de couture sont fréquentés par un nombre important de jeunes filles, et ce, déjà à la fin du 19e siècle et durant toute la première moitié du 20e siècle. En 1956 comme en 1986, les proportions respectives de filles dans la filière professionnelle et dans la filière technique (au sens actuel) sont de 50/50. De son côté, le nombre de jeunes gens est presque 20 fois plus faible dans la filière technique que dans la filière professionnelle en 1956, mais atteint à son tour les proportions de 50/50 trente ans plus tard, en 1986.
Cette différence s’explique par le fait qu’à priori, les jeunes filles étaient supposées ne pas aller travailler à l’usine ou au bureau, même pour les classes les plus modestes. L’école a donc une utilité sociale : retenir les jeunes filles et les écarter du marché du travail. Le métier de couturière à domicile (au foyer) apparaissait comme la moins mauvaise solution pour celles obligées de gagner leur vie. Ce n’était pas le cas des garçons de condition modeste : seuls les « mieux doués » pouvaient reporter leur entrée au travail pour faire des études « post primaires » (en bénéficiant de bourses) tandis que la toute grande majorité allait d’office au boulot dès la fin de l’instruction obligatoire, à 14 ans !
« À quelque condition
que nous appartenions, nous sommes destinés à être ménagères »
Marie Parent

De guerre lasse…

Avec l’évolution des mœurs et le développement du travail féminin après la Seconde Guerre, les sections destinées aux jeunes filles vont évoluer. Et c’est la section la plus prestigieuse qui va en pâtir, avec à terme, la disparition de la section coupe et couture dans la filière technique, tandis que la section commerciale de cette même filière connait alors un essor considérable et que de nouvelles sections dévolues aux « métiers féminins » sont créées (coiffure, vente, aide familiale, puériculture, aide-pharmacienne…)
À partir de 1952, on ne spécifiera plus si un enseignement est destiné aux filles ou aux garçons. Formellement, du moins… Du même coup, on introduira pour les filles les possibilités d’une progression hiérarchique, entre l’enseignement technique secondaire inférieur (TSI), technique secondaire supérieur (TSS) et technique supérieur. Comme les garçons, elles pourront désormais « grimper » socialement.
Risquons une comparaison : on pourrait considérer qu’à certains égards, l’enseignement qualifiant d’aujourd’hui est une sorte de généralisation de l’enseignement technique traditionnellement réservé aux filles. Ainsi, dans l’enseignement professionnel et ménager d’hier pour les filles comme aujourd’hui dans l’enseignement qualifiant, le nombre d’heures de cours généraux est un indicateur du niveau de qualité attribué à l’enseignement technique (cf., par exemple, la différence des cours généraux dispensés en section « noble » de coupe et couture pour jeunes filles de la petite bourgeoisie et en section « utilitaire » de couture pour les jeunes filles plus modestes).
À l’inverse, les grands perdants dans l’enseignement qualifiant d’aujourd’hui, ce sont les cours techniques. Ils sont coincés entre les cours généraux qui ont gagné en importance et les cours pratiques qui sont devenus la base de la formation professionnalisante. Ici encore, on peut établir une certaine analogie avec le modèle féminin ancien d’enseignement technique (dans lequel les cours techniques étaient quasi inexistants et la formation pratique, importante). Alors que les cours techniques constituaient, du côté des garçons et ce, durant des décennies, la raison d’être de cet enseignement, qu’ils représentaient le fondement de sa valeur aux yeux des employeurs et des acteurs sociaux, qu’ils étaient la source d’une identité fière pour ses élèves et ses enseignants…
N’oublions pas qu’entretemps, l’économie s’est tertiarisée (emplois de bureau, services) et que la consommation, les loisirs, la communication représentent des valeurs qui, depuis 1945, sont venues concurrencer et ébranler, de plus en plus, la place centrale accordée autrefois au travail et à la production matérielle. N’oublions pas non plus que la redéfinition des rôles masculins et féminins a accompagné ces mouvements de fond… Les logiques économiques et culturelles sous-jacentes aux évolutions récentes ont donc peu à voir avec celles qui jouaient lors de la création de l’enseignement ménager et professionnel féminin, au 19e siècle !