Quand des noms d’oiseaux volent et virevoltent entre élèves, au milieu des bruits de chaises et autres…
Je donne trois heures de cours de français et une heure de complément à sept élèves de troisième professionnelle section électricité. Ce matin, j’arrive juste à temps pour déposer mon matériel en classe. Je branche le tableau interactif, installe les câbles et ferme la porte. Il sonne. Je vais chercher les élèves dans la cour de récréation.
À l’extérieur, Léo est là dans le rang. Il me salue quand j’arrive. Les autres sont regroupés un peu plus loin. Ils discutent. Masque sur le nez, ils restent à distance. La deuxième sonnerie retentit. J’attends qu’ils se rangent avant d’entrer dans le bâtiment. Nous avançons vers le local. Nous passons par le couloir du premier étage. La classe est tout au bout. En face, une autre collègue accueille un groupe calme où les élèves sont bien rangés. Plus j’avance, plus mes élèves deviennent bruyants. Je me sens crispée.
Je redemande à chacun de se ranger devant le local. J’aimerais que ça leur fasse un moment d’arrêt avant d’entrer en classe. Je leur demande de retirer les écouteurs, les casquettes, de diminuer le volume sonore… Un bref instant de calme arrive. Ils mettent leur masque et puis ils le retirent dès qu’ils passent la porte. Tapes dans le dos, five to five. Jetée de sac sur la chaise. Rires plus élevés que la normale. Déplacements bruyants de chaises. Impossible de donner une consigne les cinq premières minutes, ma voix se perd dans le bruit. Les insultes fusent. Ils s’installent avec lenteur et agressivité comme des lions en cage.
Il est à peine 8 h 10 et j’ai perdu la moitié de mon énergie en quelques minutes. Le climat est tendu. Je lance un « Bonjour ! Sortez votre matériel. » Léo vient allumer le projecteur, c’est sa responsabilité. Alan allume les interrupteurs. J’espère une seconde que ça va se calmer.
Je passe entre les bancs vérifier si leur matériel est complet. Au cours de la troisième période, j’ai choisi de leur attribuer une note quand ils sont en ordre et qu’ils ont leur trousse, leur journal et leur manuel. Je ne suis pas fière de cette technique, mais je crois que ça valorise ceux qui font l’effort.
Ensuite, je fais un tour de table pour leur donner la parole. Ils peuvent partager dans quel état ils commencent le cours. Valdo et Paolo rigolent. Valdo se lève. Il va chercher le pied d’un banc abimé et fait mine de jouer avec ça de façon violente. Il le repose et va s’assoir. Je le regarde. J’essaie de rester zen. Les autres parlent entre eux comme si je n’étais pas là. Ils s’insultent. Ils racontent leur weekend. Je leur demande de surveiller leur vocabulaire. Nous poursuivons l’« Unité 3 » du manuel : « Made in Belgium : rechercher une information ».
La semaine suivante, les insultes reviennent. Encore et encore. Souvent en début d’heure. Je me sens agressée même si ça ressemble plus à un jeu pour eux. Je ne trouve pas ça amusant ni sécurisant pour le groupe, mais je n’arrive pas à les arrêter. J’essaie de prendre du recul. Je décide de les interpeler et d’en discuter avec eux. Paolo répond que c’est pour rire. Alan et Léo, eux, restent plus à distance, ils n’ont pas l’air de trouver ça drôle. Ils semblent exclus du jeu. Je perds patience. On n’avance pas. Ils disent : « Madame, le cours de français c’est fait pour parler non ? »
Dans leur horaire, ils ont plus de cours pratiques que de cours généraux. Mes collègues ne signalent pas que le langage pose un problème. Alors, qu’est-ce qui cloche avec mon cours ? Je me rends compte que cette difficulté met en avant un aspect relationnel qui me bloque et freine la progression pédagogique. Je patauge.
Alan est un élève africain avec d’importantes lacunes en français. Il est grand. Souvent, il utilise les insultes quand quelqu’un l’embête. Je me demande s’il a d’autres moyens de communiquer pour exprimer son désaccord. Léo est effacé et dans le fond de la classe depuis le début de l’année. Il parle portugais. Son acolyte a quitté l’option vers le mois d’octobre. Il ne supportait pas le bruit incessant dans la classe.
Le lundi suivant, j’intègre la réflexion dans une séquence : je leur demande de citer des insultes. Certains sont sceptiques. Ils se demandent si je plaisante. Ils se lancent à l’oral. Je poursuis en notant au tableau. Quelques-uns s’en donnent à cœur joie. D’autres s’étonnent et s’interrogent de les voir écrites noir sur blanc.
Je leur demande de les classer : celles qui contiennent des noms, des verbes. Ensemble, ils relèvent que certaines choquent plus que d’autres au niveau du contenu : « Ta mère elle baise avec quatre noirs. » Alan lance : « C’est quoi le problème avec les noirs ? » La majorité du groupe est composé d’élèves marocains.
Par la suite, nous réfléchissons à la différence entre une insulte et une injure et à ce que signifie la vulgarité. On lit un texte qui propose des alternatives à fils de pute. J’apporte un article de France Inter où les insultes sont classées par catégories : enfantines, vieillottes, fécales, écolos, classiques. On poursuit par un court questionnaire auquel ils répondent. Ils écrivent leur définition du mot insulte. Ils notent leur avis sur les insultes en famille. Je ne me souviens plus des réponses exactes, mais l’un d’eux me revient : pour lui, en famille c’est impensable et interdit devant les parents !
J’apporte un article qui parle de l’utilisation d’insultes entre élèves : pour rire, pour inférioriser, blesser, provoquer ou déstabiliser.
Je suis une jeune prof. Je suis petite. Je travaille depuis dix ans. Les élèves ont pris une à deux têtes de plus que moi durant l’année. Je les vois se transformer. Ils sont plus robustes. En même temps que leurs corps changent, il leur arrive d’avoir des moments de réflexion plus mature. C’est enthousiasmant. Comme le jour où Valdo imagine qu’il se lance dans des études de philosophie ou en psychologie parce que : « C’est quelque chose que j’aime bien madame ! » Le lendemain, il change d’avis, il dit : « Je vais aller travailler chez mon oncle de toute façon ! Il a une pizzéria ! Je gagnerai un salaire ! » La transition qu’ils vivent est difficile à suivre pour moi. J’aimerais les rendre autonomes et je me transforme en surveillante. Ça me laisse dans l’incompréhension.
Est-ce qu’il y a une part de provocation dans l’utilisation des insultes ? Jusque-là, je faisais juste quelques remarques dans le journal de classe de certains pour marquer le coup. J’étais un peu dans le déni ? À quoi cela servait que je les relève ? Il y a un règlement à l’école ! Ils le connaissent et pourtant ils s’insultent en classe.
Puisque ta mère, fils de pute reviennent, je propose de lire un article sur la place de la prostitution dans la société. Nous lisons une carte blanche qui a comme titre : « La prostitution est-elle un travail comme un autre ? » et un autre article sur « Les avancées législatives des travailleurs du sexe ». Les élèves me demandent qui s’occupe de la justice à Bruxelles ? Ils s’interrogent sur ce que représente la justice dans la société. Nous passons alors en revue différents métiers dans ce domaine. Un élève me demande s’il est possible de rencontrer un avocat au cours de français. Je me renseigne. Je trouve un dispositif à Bruxelles qui s’appelle « Avocat dans l’école ». Je les contacte. Je demande plus d’information par mail. Ça reste en suspens, car je n’ai pas de retour et n’ai plus ni l’énergie ni le temps de relancer. Les élèves partagent leur expérience avec la justice : durant l’année, certains ont vécu des contrôles de police. Ils confrontent leurs représentations. Je me sens loin de leur vécu et à la fois je réalise l’écart entre leur réalité et la mienne.
Je propose de rédiger une charte ensemble pour le cours de français. Le jour de la rédaction, il y a des absents. J’essaie de m’y tenir, mais après deux semaines, ça tombe à l’eau et je repars à la dérive.
Ce n’est pas ce que j’avais espéré. Je voulais bien faire, me recentrer sur les compétences du cours comme la lecture. J’ai tenté de suivre le fil conducteur pour essayer de construire quelque chose. Mais c’est raté. Le cadre est aussi fragile qu’en septembre. Je n’ai pas réussi à préserver la sécurité. Je suis déçue. J’ai le sentiment d’être passée à côté de l’important. Je me suis me concentrée sur la matière. J’ai voulu prendre du temps pour travailler les insultes. J’espérais que cela améliorerait l’ambiance de travail.
Et si les insultes questionnaient un rapport de force, un écart entre deux mondes, entre deux classes sociales ?
Les élèves renforcent-ils les insultes parce qu’ils manquent de reconnaissance dans l’école ? Est-ce le moyen qu’ils ont choisi pour affirmer une part de leur identité dans un lieu qui les méprise ? Est-ce que je les méprise par mon comportement ? Est-ce que le bon cours du manuel a creusé le fossé ? D’un côté leurs envies, leurs rêves et de l’autre ce que l’école exige d’eux ? Ce que j’attends d’eux… Ont-ils choisi le cours de français comme espace pour déposer le besoin d’estime, de reconnaissance des différences ?
Avec le recul, je me dis que j’ai beaucoup à apprendre sur les rapports de pouvoir entre élèves et profs, le rapport à la loi et les comportements que ces difficultés engendrent. J’aimerais trouver une manière d’aborder l’aspect socioculturel et institutionnel en classe. J’aimerais trouver des manières d’ouvrir plutôt que de m’accrocher au cours comme cette fois.