J’ai été emprisonné par l’armée américaine, à Guantanamo. Nicolas Henin a été détenu comme otage dans un camp djihadiste, en Syrie. Constatant des lacunes persistantes dans la compréhension des ressorts du terrorisme et de la radicalisation, avec trois autres professionnels, nous avons ont créé un institut de recherche et de conseil.
En France, il est difficile d’y voir clair sur la lutte contre la radicalisation. « La déradicalisation ne fonctionne pas, que ce soit en prison ou dans les centres spécialisés », selon deux sénatrices, Esther Benbassa et Catherine Troendlé[1]Respectivement membres des partis Europe-écologie/les Verts, et les républicains.
. « Les pouvoirs publics se sont reposés sur des acteurs associatifs dont l’expérience en matière de prévention et de traitement de la radicalisation n’est pas toujours avérée », dit le rapport du Sénat.
L’unique centre de déradicalisation, au lieudit de Pontourny, d’une capacité de vingt-cinq personnes a été fermé. La responsable du Centre a tenu à répondre aux deux sénatrices, renvoyant la responsabilité sur le politique : « Le tort du politique a été d’embarquer les professionnels dans des dispositifs qu’ils avaient imaginés de manière intuitive comme répondant à un besoin, comme étant la solution. Alors qu’il aurait fallu plus de temps pour avoir une stratégie globale et équilibrée qui favorise aussi bien la prévention primaire que l’accompagnement individualisé des personnes qui en avaient le plus besoin. »
Elle ajoute : « Sortir de la délinquance ne se fait pas en un jour et il y a des rechutes. C’est pareil pour un processus de sortie de radicalisation. Ce n’est pas linéaire. Les professionnels ont tous tenté, à leur façon, de favoriser l’inclusion sociale de ces personnes, ils ont pris des risques. Qui aurait fait ce job à leur place ? Je ne dis pas que tout ce qui a été fait était parfait mais le pire, pour moi, est de ne rien faire et de n’avoir qu’une réponse sécuritaire. »
C’est dans ce contexte difficile qu’avec Nicolas Henin et d’autres professionnels nous avons créé Action Résilience. Voici ce que Nicolas écrit à propos de notre parcours : « Nous avons tous les deux vécu l’expérience de l’enfermement. Nous étions tous les deux taulards, aux deux extrémités d’un système de folie. Lui a été enfermé par ce que la plupart des gens autour de moi considèrent comme “le Bien” : Guantanamo. Moi, j’ai été enfermé dans une réplique de Guantanamo, créé par ceux que mes congénères considèrent comme incarnant “le Mal”. J’ai aussi eu droit au pyjama orange. Mes geôliers ont torturé plusieurs de leurs détenus, singeant précisément les techniques de torture — pardon, d’interrogatoire poussé — utilisées par le renseignement américain. »
Nos expériences communes ont fait de nous des personnes qui ne pouvaient plus rester silencieuses face aux phénomènes qui nourrissaient cette spirale de la violence dans laquelle nous avions été aspirés. Nous connaissons également les pièges du toujours plus sécuritaire en réponse aux abominations des djihadistes qui risquent de nourrir leur propagande mortifère. En ce qui concerne toutes les initiatives pour déradicaliser les jeunes, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas de techniques, de méthodes pour faire se désengager celui qui a embrassé la lutte armée. « Le processus de déradicalisation existe, mais dans le cadre d’une prise de conscience personnelle », disait David Thomson, l’un des meilleurs spécialistes du djihadisme en France.
Mais au-delà de la critique de ce qui ne fonctionne pas, nous voulons tenter d’apporter notre pierre à l’édifice de la compréhension des phénomènes de radicalisation et de terrorisme.
Vous prétendez lutter contre le terrorisme ? Parlez. Écoutez. On traite trop la radicalisation comme si elle était un phénomène venu de nulle part. Elle trouve des racines bien concrètes, dont certaines chez nous, dans nos sociétés ou dans nos actions. Je reprends le chercheur Pierre-Jean Luizard : « Je ne légitime pas les islamistes, mais, en diabolisant un ennemi, on se prive de comprendre son succès[2]P.-J. Luizard, Le piège Daesh. L’État islamique ou le retour de l’histoire, . » Plutôt que l’outrance, la réponse au terrorisme passe par la subtilité. Plutôt que la violence, elle passe par la moralité. Toute autre politique est contre-productive.
La majorité des jeunes djihadistes que j’ai croisés avaient choisi de rejoindre le djihad en âme et conscience. Ils étaient convaincus d’avoir emprunté la bonne voie, et leur engagement dans le combat sur le sentier d’Allah, bien loin des caricatures psychologisantes, fut l’aboutissement d’un raisonnement fait d’un mélange d’arguments politiques, religieux ou de références historiques.
Bien sûr, un prosélyte a été nécessaire pour la transmission du discours, on entend rarement parler du djihad par hasard. Mais la décision finale est prise seul. Le chemin inverse ne peut se faire que de la même manière.
Il est vrai que nous sommes désormais tellement habitués à la représentation d’un candidat au départ comme s’il était sous l’emprise d’un sortilège que nous sommes enclins à penser que l’antidote à ce mal serait un contresortilège. Mais chaque personne pense par elle-même. Ce n’est pas non plus une chose qui se transmet par des personnes qui en sont sorties.
Et donc, au risque de paraitre pessimiste, je pense que tout ce que nous pouvons faire, c’est réunir les conditions nécessaires pour favoriser cet état d’esprit. Parler de déradicalisation est un non-sens, et surtout un aveu d’échec.
Enfin, lorsqu’un jeune ne conçoit plus son avenir que dans un pays en guerre, on doit aussi se poser la question de savoir où la société a fait défaut.