« Polis, motivés et travailleurs. Calmes, souriants, reconnaissants. » « Les primos ont un grand désir d’intégration sociale. Ils apportent dynamisme et richesse à nos établissements. »
« Malgré toutes les difficultés endurées, les guerres, la faim peut-être, ils veulent apprendre… c’est bien la preuve que quand on veut on peut. » « Ils méritent notre attention et notre patience… C’est pas comme la bande des 3P… Ceux-là ne valent pas la peine qu’on se fatigue pour eux. » « Avec ceux-ci, c’est autre chose… et quand ils arrivent dans des écoles comme ici, ils se demandent dans quoi ils tombent. »
Ces propos sont dits ou entendus depuis quelques années dans des écoles secondaires D+. La comparaison de « l’autre chose » porte sur les différences perçues entre les primo-arrivants et le public devenu habituel des écoles D+, plus spécialement dans l’enseignement professionnel : des rebelles, violents, indisciplinés, peu motivés pour/par l’école. Ça peut même aller jusqu’à des propos et des démarches exprimant la volonté active d’ouvrir des classes passerelles comme opportunité pour pouvoir changer de public.
Stupeur, malaise, humeur ou honte font mon décor intérieur quand ces propos circulent apparemment sans gêne ni scrupule et qu’en plus, je suis dedans ! Mais oui… j’ai soufflé un peu avec ces petits nouveaux… ! On s’est trouvé devant un autre paysage, apparemment poussés, avec ces nouveaux-là, à chercher plus vite du côté de démarches d’apprentissages, presque étonnés de pouvoir travailler tout de suite ! Heureux de pouvoir lever le pied du côté accroches pour décrocheurs, peurs des toujours imprévisibles vagues, reconstruction de la loi, débroussaillages fatigants de certains parcours scolaires, approches de cristal comme remparts neufs aux humiliations trop inscrites, nombreux méandres et détours pour ré-veiller le gout perdu, la confiance perdue… Le tout pouvant aussi côtoyer du non-respect et de l’impatience agacée devant ceux dont il est dit parfois qu’ils ne sont pas scolarisables, qu’on perd son temps avec eux, etc.
Et les questions se (me) pressent alors : Qu’est-ce qui se passe avec notre ego, notre regard, notre tête et notre cœur face à ces deux différents types d’élèves ?
Qu’est-ce qui expliquerait nos préférences et nos rejets d’enseignants ? Quelque chose en lien avec une identité professionnelle qui se déclinerait uniquement en « je sais faire ou je ne sais pas faire, avec ceux-ci, ceux-là, mon travail d’enseignant » ? Quelque chose en lien avec les pouvoirs, les soumissions et les docilités gentilles ? Quelque chose d’inconscient sans doute… de très peu envisagé en tout cas.
Les conditions dans lesquelles nous devons souvent travailler avec plein de jeunes en difficulté scolaire et autres, y seraient-elles pour quelque chose dans les lassitudes, les démissions et les confiances en eux perdues ?
Qu’est-ce qui fait finalement « chouchous » et « têtes à claques » ?
En quoi « rebellitude » dure et « bravitude » douce peuvent-elles être saines ou aliénantes ? Et qu’en fait-on ? À qui ou quoi les attèle-t-on ?
Comment se fait-il qu’il y ait souvent dans les propos de salles des profs ou autres, plus d’affirmations que de questionnements quant aux comportements des uns et des autres élèves ? Quant aux causes possibles de leur rapport plus ou moins conflictuel à l’école ?
D’où vient cette espèce d’unanimité[1]Mais pas pour les mafieux, les sans lois, les fils du vent et les plombiers de certains nouveaux pays entrés dans l’Europe. dans les élans et les égards envers des nouveaux venus, regardés et reconnus avec admiration, commisération, générosité ? Élans que l’on rencontre quand même assez peu envers les « petites crapules », les fortes têtes et les au bord de délinquance du coin… Ceux qui provoquent, volent, nient, abiment, insultent, crachent… et dont il est difficile de trouver qu’ils « apportent dynamisme et richesse à l’école ».
Pourquoi ne viennent que très peu en tête analyses, remises en cause et changements quant aux moyens mis en place avec ceux-là de puis l’enfance et même depuis celle de leurs parents ?
Et finalement, en quoi, comment les propos évoqués au début pourraient-ils être à la fois terriblement stigmatisant et à la fois peut-être, heureux révélateurs de manques bien anciens, porteurs d’engagements neufs, nouvelles ouvertures et tremplins pour les créations structurelles et culturelles nécessaires à tout le peuple des dominés, des transplantés et des exclus ?
Tenter d’ébaucher des pistes de réponses à ces quelques questions serait sans doute entrer dans une longue analyse, depuis l’histoire des migrations, ouvrières et autres, jusqu’aux trajectoires d’enseignants, en passant par les structures (non) mises en places par le pays d’accueil pour accompagner ces migrations, pour accompagner les enseignants et pour inventer des manières d’appréhender les liens école/société. L’école est en effet miroir des situations locales et mondiales, des choix économiques, politiques, culturels, dans le chef des types d’enfants qui en naissent.
Seulement une humeur donc… mais en mode révolte et résistance…
« Se poser des questions, ainsi commence la résistance. Et ensuite, poser les mêmes questions à quelqu’un d’autre[2]Remco Campert, poète hollandais, phrase trouvée sur un feuillet du musée national de la résistance.. »