Quand on commence à enseigner, on est tout nu. On n’est pas fier, on n’est pas bon, et on est souvent très seul. C’est dur pour soi, pour les élèves aussi. Comment expliquer qu’il y ait un tel écart entre ce que l’école normale nous enseigne et la réalité du métier ?
J’ai passé trois ans à l’école normale, pourtant je suis arrivée devant ma première classe de primaire les mains vides, avec le sentiment de devoir improviser au quotidien, sans appui, sans boussole.
À l’école normale, les ateliers pratiques représentent une très petite proportion de l’horaire. Quand on a la chance d’avoir une école d’application — ce n’est pas toujours le cas — on y fait deux ou trois activités par an, dans des conditions qui n’ont rien à voir avec la réalité du métier. Quand arrive le moment des stages pratiques, on plonge à temps plein, pour plusieurs semaines, dans un quotidien infernal ; l’horaire des professeurs ne leur permet pas de proposer un soutien suffisant à tous les stagiaires ou des moments d’analyse du vécu de terrain, que ce soit pendant ou après les stages. Comme on pare au plus pressé, on n’apprend pas à être critique par rapport à ce que d’autres nous proposent ou nous imposent (les maitres de stage, d’abord, internet, et plus tard, les collègues ou les directions). On fait aussi très peu d’analyse réflexive : on vit des fiascos pédagogiques, et souvent on ne sait pas pourquoi. On apprend très peu cette capacité à analyser ses erreurs — qui sera pourtant cruciale, plus tard, pour se permettre d’évoluer en tant qu’enseignant.
À l’école normale, on apprend à fabriquer des leçons parfaites. Il y a une grande hypocrisie. On apprend à concevoir la séquence d’apprentissage idéale : matériel conçu et fabriqué par l’enseignant, déroulement inventé par lui avec consignes précises et les réponses possibles des élèves, maitrise parfaite de la matière dans tous ses aspects y compris tous les obstacles cognitifs que peuvent rencontrer les apprenants, des élèves actifs avec alternance de travail en petit groupe et en individuel, documents de structuration créés par les élèves eux-mêmes, outils de différenciation puis d’évaluation… On nous apprend à faire tout ça, et dans les faits, c’est impossible à mettre en œuvre quand on passe 5, 6 ou 7 périodes devant sa classe, chaque jour de la semaine. On n’a pas le temps !
« Je suis arrivée devant ma première classe les mains vides. »
Il existe pourtant des livres sur lesquels on peut entièrement s’appuyer pour créer sa progression d’activités, des guides du maitre, des banques d’exercices, des outils autocorrectifs qui proposent des activités d’apprentissage en autonomie — pour qu’à certains moments les élèves puissent apprendre ou s’exercer sans que cela nécessite de préparation ou la présence permanente de l’enseignant. L’école normale ne nous apprend pas à utiliser ces outils, et nous en parle très peu. On les découvre plus tard, au hasard des discussions entre collègues, à un moment où on en a déjà moins besoin.
Ces outils de travail que sont les livres pédagogiques, c’est bien sûr le PO qui devrait nous les fournir dès le début de notre carrière, c’est-à-dire avant qu’une bonne partie des enseignants novices quittent la profession, effrayés par la charge de travail infernale… Comme la plupart de mes collègues, j’ai fini par les payer de ma poche.
Mais le problème n’est pas que pratique : en ne mettant pas les livres à notre disposition, en ne nous encourageant pas à les utiliser, l’école normale perpétue l’idée qu’en trois ans, on peut devenir didacticien dans toutes les disciplines ! Car ce n’est pas seulement le temps qui manque, mais aussi les compétences. Pourquoi nous imposer, en stage, le double travail de concevoir et mettre en pratique des séquences d’apprentissage, alors que des didacticiens renommés ont déjà fait ce travail de conception ? Il faut quelques années de pratique pour être capable de concevoir soi-même des méthodes d’apprentissage.
Beaucoup d’étudiants pensent même qu’ils n’ont pas le droit d’utiliser des livres pour préparer leurs leçons. Ils pensent qu’ils doivent tout inventer, ou alors vont se rabattre, sans discernement, sur les prépas d’enseignons.be, alors qu’il y a d’excellents livres qui proposent des séquences d’apprentissages testées et retestées dans les classes, toute une gamme allant des livres théoriques peu directifs aux guides clés sur porte…
Les premières semaines, les premiers mois, le choc est violent. On arrive devant sa classe avec un beau programme et éventuellement une certaine dose d’idéalisme. On se retrouve devant une bonne proportion d’élèves — variable selon leur niveau socioéconomique et leurs expériences scolaires passées — qui sont en conflit avec l’apprentissage et ne voient aucun intérêt dans ce qu’on a prévu de leur enseigner, quelle que soit la façon.
Le modèle de séquence utilisé à l’école normale prévoit de façon rituelle cinq minutes en début de séance pour la situation mobilisatrice. C’est loin de résoudre la question : on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif. J’ai lentement compris qu’il y a une relation à construire avec chacun, trouver pour chaque élève en difficulté ou en rébellion contre l’école, le fil que l’on peut tirer qui lui permettra de surmonter son obstacle spécifique, tâtonner, analyser ce qu’on a fait, pourquoi ça a raté avec unetelle, réussi avec untel… Trouver le ton de voix qui convient à tous, naviguer entre ceux qui ont besoin d’un cadre fort et ceux qui réclament un maximum d’autonomie dès le départ. Et ils sont vingt ! Certaines de mes collègues ont démarré dans des classes de vingt-sept, vingt-huit élèves.
La discipline, l’autorité, la démocratie et les relations de pouvoir dans la classe, le bruit, l’agitation, l’épuisement, l’ambiance, le cadre… Ces sujets ne sont pas vraiment abordés à l’école normale. Bien sûr, cela ne s’apprend pas à froid dans un auditoire. Mais les questions de cadre, de gestion de groupe et de relations sont tellement peu évoquées qu’on a l’impression qu’elles ne peuvent pas faire l’objet d’un apprentissage. Ce quasi-tabou contribue à l’idée que l’autorité ne peut être que naturelle, qu’on est fait pour ça ou pas. En tant qu’enseignant qui débute, si on n’a pas la chance d’être (très) soutenu par des collègues (très) bienveillants, on ne vit pas cela comme un apprentissage, mais comme un obstacle indépassable, dans la honte et avec un sentiment d’échec douloureux…
À l’école normale, on nous apprend à prévoir des activités de dépassement pour les élèves les plus rapides et quelques outils de remédiation pour les élèves qui prennent plus de temps à acquérir les notions. Cela permet de gérer une hétérogénéité faible. En classe, on se retrouve devant des élèves qui ont des années de retard par rapport au niveau attendu. Auxquels on a diagnostiqué des troubles de l’apprentissage sévères (dyspraxie, dyslexie), qui ont des soucis familiaux ou personnels qui les empêchent absolument d’apprendre, qui viennent de débarquer dans le pays et ne parlent pas un traitre mot de la langue de l’école… À tout cela, l’école normale ne prépare pas non plus, c’est une autre réalité passée sous silence. Dans l’école où j’ai commencé à enseigner, j’ai rencontré tous ces profils à la fois. Il n’est pas rare de trouver trois ou quatre primoarrivants dans une même classe… Dans une ville comme Bruxelles, il est assez inquiétant que l’école normale ne prépare pas à la façon d’enseigner à des élèves primoarrivants, ou encore aux enjeux de la mixité sociale au sein la classe. Il n’y a pas que l’hétérogénéité au niveau des apprentissages, il y a aussi les questions de domination culturelle et symbolique.
À y repenser, les professeurs de l’école normale semblaient en fait, comme moi plus tard en arrivant devant ma première classe, avoir été jetés dans l’arène sans préparation. Ils n’ont pour la plupart jamais enseigné en primaire (puisque pour enseigner dans le supérieur, il faut avoir un master, et que pour étudier à l’école normale, il faut ne pas en avoir…) et l’institution ne les avait visiblement pas préparés à enseigner les aspects pratiques du métier auquel ils devaient eux-mêmes nous préparer. Cette impréparation contribue, à mon avis, en grande partie au taux énorme d’abandon chez les instituteurs débutants. À leur tour, ce sont les élèves de primaire qui en pâtissent et qui en sortent mal préparés pour la suite de leur scolarité, surtout lorsque leur milieu familial ne leur permet pas d’apprendre ailleurs ce que l’école échoue à leur enseigner. ó