Interdisciplinarity

J’enseigne les langues étrangères dans un établissement scolaire où l’un des axes pédagogiques est le travail interdisciplinaire en binôme dans des classes interniveaux. Quelle place pour ma discipline ?

Le travail en interdisciplinarité est très enrichissant. Il s’agit avant tout d’un partage de pratique. Les enseignants discutent et construisent un module de cours. Les routines s’entrecroisent, on découvre les techniques, les petits trucs de l’un et de l’autre. On s’accorde, on fait des compromis, on crée et on se lance.
Ensuite, une étape importante se profile : se renseigner. Que ce soit pour un travail sur les élections américaines avec un professeur de sciences sociales, un travail sur le parasitisme chez les insectes avec un professeur de biologie ou même sur la pasteurisation en chimie, je dois maitriser les savoirs qui seront travaillés. Je me souviens de longues soirées, en 2016, à essayer de comprendre le système électoral américain.
Arrivent une série de questions : la problématique que l’on souhaite travailler, le but de production, les savoirs à enseigner, les moyens des enseignants, ceux des élèves et l’objectif final. Dès ces questions apparaissent les premiers nœuds. La difficulté majeure est de trouver la place de l’apprentissage de la langue dans le canevas interdisciplinaire. Comment insérer les savoirs et savoir-faire dans un atelier ? Comment apporter les éléments nécessaires à la compréhension et l’expression ? Comment ne pas s’éloigner du programme ? Comment éviter le pluridisciplinaire ?

Pas de recette

Dans notre métier, la solution miracle ou l’ingrédient magique n’existe pas : tout dépend du groupe, du binôme, de la journée, d’un évènement… Pour me simplifier la tâche, j’ai décidé de ne pas me concentrer sur l’apprentissage de savoirs linguistiques nouveaux lors des ateliers, mais plutôt de faire vivre la langue. Celle-ci peut être un outil d’analyse : par exemple, l’élève peut trouver une solution à un problème en lisant des textes scientifiques dans la langue cible. La langue peut aussi être utilisée pour communiquer : par exemple, créer des séquences vidéos en anglais semblables à des publicités électorales. Enfin, la langue peut être mobilisée dans un but social et culturel, toujours dans le cadre d’un atelier sur les élections, organiser une rencontre avec de jeunes Américains.
Les ateliers interdisciplinaires, tel que je les perçois, permettent de mettre de côté l’apprentissage direct de la langue. Il est dès lors primordial de créer des ponts entre l’atelier et le cours, car l’intérêt de tels ateliers se joue aussi au sein du cours de discipline. À l’aide de grilles de progression et d’autoévaluation, l’élève va pouvoir estimer son évolution dans l’apprentissage de la langue hors des murs de la classe d’anglais. Une image qui légitime l’enseignement d’une langue étrangère censé motiver les apprenants à s’ouvrir au monde, aux gens et aux autres cultures.
De retour en classe d’anglais et aidé par ses outils, il va pouvoir se concentrer sur les faiblesses qu’il aura perçues lors de l’atelier. Par exemple, à la suite d’un atelier sur la légende du roi Arthur, un élève a demandé à revoir les temps du passé, en particulier les temps primitifs, car il avait eu des difficultés à les mobiliser alors qu’il devait jouer une scène de la mythologie.

Médecin légiste ou brasseur

L’importance du cadre est primordiale. Le bon fonctionnement de l’immersion ne peut se faire que dans un cadre confortable et rassurant pour l’élève. Le travail en binôme est ici pertinent. Les activités proposées peuvent être nouvelles et innovantes, mais un élève sera moins perdu dans le bain de langue s’il fait face à des pratiques qu’il connait.
Joann est un élève discret au cours d’anglais. Il n’aime pas trop la grammaire ni les temps. Il se perd souvent dans la théorie et sa pratique subit ces manquements. Dans le cadre d’un atelier sur les insectes, il a eu comme tâche d’estimer l’heure du décès d’un cadavre en fonction des caractéristiques des larves se trouvant sur celui-ci. Armé de photos, d’un texte en anglais et d’un graphique, Joann a analysé les données, complété les parties manquantes du puzzle et répondu à l’énigme. Il s’avère qu’en cours de biologie, Joann est très à l’aise avec les analyses de graphique et les questions de recherche. L’activité proposée ici est de plus un exemple de tâche qu’il fait souvent avec son professeur de sciences.
D’une certaine manière, le cours interdisciplinaire dans l’exemple mentionné se rapproche d’un cours d’immersion linguistique classique de biologie. L’avantage pour l’élève est qu’il se sent capable de répondre à une question scientifique telle qu’il l’aurait fait dans un cours de biologie, en surmontant la barrière linguistique, ce qui, dans son cas, fait office de renforcement positif pour son évolution au sein du cours d’anglais.
Il y a deux ans, lors d’un atelier mêlant la biochimie et l’anglais autour du thème de la bière, les élèves ont dû créer leur propre boisson avec une recette simplifiée (sans détails de quantité) en anglais. En prenant note de leurs actions, en rédigeant des constats sur leur production, ils ont été menés à s’interroger sur les réactions causées par les différents ingrédients, les différentes étapes et les réactions chimiques. Ils ont ensuite appris des éléments théoriques sur les ingrédients en faisant des expériences scientifiques, toujours en langue cible. Ils ont fait des recherches sur l’histoire et la science de la bière. Vingt-six heures d’ateliers plus tard, ils ont pu corriger leur produit, créer une étiquette. Ce dernier exemple d’atelier montre à quel point il est possible de créer des modules motivants, concrets, basés sur de la théorie, en mettant en avant la pratique et en mobilisant les élèves dans les tâches.

Encore plus

Force est de reconnaitre que tous les enseignants n’ont pas la possibilité de travailler en interdisciplinarité. De même que la création et la mise en place de tels ateliers peuvent se révéler énergivores et chronophages. Récemment, j’ai eu l’occasion de discuter avec un groupe d’élèves. Ils m’ont confié ne pas toujours comprendre les enjeux et les apports de ces ateliers et qu’ils se sentent plus rassurés dans des cours disciplinaires où les acquis d’apprentissage sont plus évidents. Quelle surprise pour eux quand je leur ai répondu que j’avais envie qu’il n’existe plus que des cours en interdisciplinarité.
Je suis convaincu qu’en poussant les enseignants à mêler leurs domaines d’expertise, en brisant l’idée qu’il faut apprendre des savoirs théoriques purs pour avancer, en poussant à la collaboration, en ne s’imposant plus de limite et en mettant l’accent sur des expériences pratiques stimulantes et ouvertes sur l’extérieur, les enseignants peuvent faire vivre des séances de cours mémorables à leurs élèves qui leur laisseront un souvenir indélébile bien plus précieux que n’importe quelle leçon d’un canevas classique souvent trop cadenassé.