« … et toi pour toujours ! » Petite phrase que j’ai vue écrite avec enluminures sur des dos de classeurs en 2e, 3e et 4e professionnelles.
Des élèves -des filles surtout- m’en disaient « C’est beau, ça sonne bien, ça écrit le cœur ». Sur un classeur de garçon « Heureux qui comme le fleuve suit le cours dans son lit ». Le scripteur se demandant ce que le fleuve vient faire là-dedans !
Toutes petites productions reprises à d’autres, usage de la langue avec petit souci esthétique. Approche quand même… toute ténue.
J’ai vu aussi des jeunes de ces classes attirés par les proverbes, citations et poèmes qui émaillaient leur journal de classe. L’un ou l’autre en recopiait au tableau.
Ils ont sans doute peu d’autres supports de lecture du genre. Ils peuvent y être sensibles et s’en emparer.
Pourtant, le bruit court encore toujours que dans les classes professionnelles, il faut faire du pratique : travailler des consignes, apprendre à remplir un formulaire, lire et produire des petites annonces, des notices de médicaments, des modes d’emploi, des affiches, etc.
Si ce type de lectures et d’écritures sont sans doute utiles, elles ne font pas marcher plus loin dans les usages de la langue… Plus de pensée, plus d’invention, plus d’émancipation même.
D’aucuns s’occupent de ces avancées : ils sont magnifiques les programmes des cours de français en professionnelle. Ils prennent en compte les apports neufs à propos de compétences. Ils renvoient même aux études de Bernard Charlot et de Bernard Lahire.
Ils proposent des activités comme :
• « Réaliser des écrits de classement, de synthèse et de conceptualisation des apprentissages ».
• « Écrire un texte argumentatif à destination d’un public de pairs ou non ».
• « Lire des récits fictionnels et partager son expérience de lecture via une médiation (exposé, panneau, journal de lecture, collage, etc.) ».
Mais dans les conversations entre enseignants du professionnel, il circule encore beaucoup que leurs élèves ne sont intéressés ni par la littérature ni par l’étude de la langue ni par l’écriture. Et quasi personne n’a entendu parler de Charlot, Lahire[1]Charlot et Lahire qui ont analysé le rapport aux savoirs -et entre autres à la langue orale et écrite- des jeunes de milieux populaires et de leurs parents. et les autres… ni ne les a lus.
Les programmes ne disent jamais que les activités intéressantes qu’ils proposent ne peuvent souvent pas se réaliser d’emblée dans toutes les sortes de classes professionnelles où méfiances, rejets et boycotts d’élèves sont souvent au programme.
Pourquoi ? Au fil des années, il m’a semblé pouvoir relever plusieurs motifs…
Les élèves se disent que le français, ils connaissent, ils ne se mettent pas en situation de recherche, d’analyse, de travail… Il faut dire que nous y sommes pour quelque chose : les facilitations que nous mettons en œuvre parce qu’« ils ne comprendront pas si on ne simplifie pas », empêchent justement les élèves d’interroger les complexités et les finesses. On reste alors dans le français connu. Quel est l’intérêt ?
Français, dans les années précédentes ou en cours, c’est l’orthographe, l’analyse de phrases, la grammaire, le vocabulaire à étudier… mais pour quoi faire ? Pour l’intérêt en soi ? Pour les bases ! Pour plonger dans le lire et l’écrire, il faut d’abord « avoir des bases » dit-on encore souvent
« La pédagogie des préalables trouve toujours des prétextes pour reculer le moment de la confrontation avec la culture, dit Philippe Meirieu[2]N. DE SMET, Au Front des classes, Préface, Éditions Talus d’Approche. (…) Elle coupe en réalité les ponts qu’elle prétend construire. Elle empêche les enfants d’entendre la vie gronder derrière les connaissances fossilisées que l’École leur enseigne. Elle fabrique de la mort avec du vivant… ».
Nos reculs frileux se transmettent aux élèves qui n’osent alors pas se risquer dans la lecture neuve, l’écriture autre, qui n’imaginent même pas le plaisir possible, les apprentissages autres que des règles d’orthographe et des réponses justes et uniques aux questionnaires des « lectures silencieuses ». Et d’ailleurs puisque que c’est là qu’ils ont échoué précédemment (« Ne maitrise pas la langue écrite, a des difficultés en lecture » dit la note d’entrée en 1re Accueil), pourquoi y iraient-ils en confiance maintenant ?
Français, c’est aussi, peut-être plus explicitement que d’autres cours, cette langue si autre que celle de la famille. Soit parce que c’est carrément une autre langue, soit parce que le français de l’école en est aussi une autre que « le français de la maison ».Tenter d’affiner la maitrise de cette langue, c’est s’éloigner de plus en plus de la langue familiale… Se trouver où alors ?
Et comme il n’y a que très peu ou pas du tout d’habitude familiale de côtoyer l’écrit, ce n’est « pas pour nous, c’est pour les autres, c’est pour les intellos ».
S’ils osent alors venir avec des mots de chez eux, avec des lectures prises où ils pouvaient, ils perçoivent souvent des mépris rieurs de la part d’enseignants : les romans-photos, catalogues Yves Rocher ou autres revues de motos et Arlequins mélos ou même dans certains cas, rap et slames… ne sont pas pris au sérieux ou alors tellement « scolarisés » dans l’approche qu’ils en meurent ! Les élèves perçoivent le rapport de domination du français de l’école sur leur français. Ils supportent mal l’espèce de morale qui entoure des cours : « ce n’est pas bien d’écrire ceci, de lire cela, de parler comme cela… » Dans les approches de la langue (et de la culture qu’elle transporte) les positions de classe sont sans doute plus tangiblement présents que dans d’autres cours. Vivant l’exclusion socioéconomique via le chômage de longue durée des parents, les manques de logement digne, la débrouille et les frustrations quotidiennes, les élèves vont vers une espèce de cohérence : s’exclure aussi de cette langue parlée, écrite, lue, bien portée par les bien portants, les bien inclus, les bien pensants (qu’eux nomment bourges ou intellos ou flappis). À moins de surprises ! À moins de défis !
Je les sentais tiraillés entre cette place d’où ils voient, ce que l’école dit et fait de la langue, ce qu’eux en disent, en font ET ce à quoi quand même ils aspirent, sans trop oser y croire, le dire et se mettre en route pour y arriver : « connaitre des auteurs, connaitre des mots compliqués, parler comme des journalistes, faire de la poésie, connaitre du latin… » me disaient des élèves.
Mais pour aller par là, je partais d’abord ailleurs, avec eux, sur la pointe des pieds, mais non sans détermination[3]À savoir, leur faire partager ce que j’avais trouvé, moi, dans lectures et écritures… entre autres des possibilités de nommer, de penser, d’inventer, d’élaborer, de faire … Continue reading.
« Avant de lâcher les mains, assurer les pieds » disait Freinet. Les pieds foulant des sols minés pour les élèves (pour moi aussi souvent), il me semble toujours précieux qu’ils puissent exprimer de diverses façons leur perception de cette langue française, des cours de français depuis leur enfance et du rapport qu’ils entretiennent avec eux, les bons et mauvais souvenirs, les représentations qu’ils se font de l’écrit, des mots, l’usage possible ou non des lieux et objets de culture littéraire ou autre, avant de les en approcher, ou en même temps… Une étape à répéter selon les occasions[4]Ce n’est pas d’un seul coup qu’on se libère d’écrasements, de peurs, d’appréhensions, de dégoûts. et qui soit libérante, comme marche pour oser s’approprier du neuf, du difficile, du costaud, comme marche où l’enseignant se met aussi et mouille avec eux.
Précieux aussi de s’arrêter aux productions et intérêts des élèves, aussi maigres qu’ils puissent paraitre au départ. Certains intellectuels faiseurs d’opinion évoquent la défaite de la pensée et les enseignants coupables de faire étudier Faudel plutôt que Flaubert. Ils sont de bien rapides juges. Il ne s’agit pas d’aller dans le démagogique, l’occupationnel ou le prêt-à-porter. Il s’agit de construire des ponts par exemple d’un point a à un autre b, et surement pas en ligne droite. Si le point a est celui où sont les élèves, il est important de s’y poser, d’y séjourner, de le reconnaitre, de le travailler, afin d’en tirer ce qui peut à la fois rassurer et faire tremplin pour sauter vers des ailleurs. Pas la « pédagogie des préalables » mais une pédagogie des préliminaires et des préfaces.
Plonger immédiatement les élèves dans les complexités du point b qui serait le lieu d’une langue élaborée, fabriquante de pensée et de création peut se faire quand une confiance existe (nos langues et langages ne seront ni nuls ni méprisés), quand quelques éléments plus familiers entourent des nouveautés.
Je pense aux ateliers d’écriture tels qu’élaborés par le GFEN[5]O. et M. Neumayer Animer un atelier d’écriture, Faire de l’Écriture un bien partagé, ESF, 2003. et à leurs différentes phases : celle du recueil de mots que l’on possède déjà autour de telle ou telle problématique, celle du tissage de ces mots comme chemin vers d’autres mots, celle des phrases d’auteurs où l’on puise, celle de la pensée qui se fabrique, celle de l’écriture d’un texte utilisant les trouvailles des autres étapes. J’ai eu des élèves qui par ces chemins-là se sont intéressés à des textes de Duras, Tahar Ben Jelloun, Queneau, Aragon, Prévert, Neruda… et ont écrit eux-mêmes.
Je pense à des travaux d’observation orthographique présentés comme des énigmes à résoudre, avec rassurance et relativisation par un peu d’histoire : on voit que les fautes anciennes peuvent être devenues règles actuelles[6]L’accord des participes passés par exemple..
Je pense à des travaux de lecture où se mêlent de l’individuel et du collectif, de la parole, de l’écriture et du dessin, de l’audio et du visuel (pour ceux qui ne lisent pas vite et se découragent, on peut commencer par écouter des cassettes).
Je pense aux pans de vie de classe et aux divers projets à l’intérieur desquels les activités de lecture et d’écriture prennent sens et pied. J’ai constaté là qu’à l’occasion d’écrits utiles (lettres aux correspondants, affiches-mémoires des projets), quand se sont expérimentées la confiance et la surprise, des éléments d’étude de la langue voyaient aussi le jour.
« Ce sont des phrases nominatives sur les affiches : Préparation des pops-cornes pour le… Envoi des lettes le… »
« Quand j’écris cher à ma correspondante de Coulommiers, c’est comme la vie est chère ? Pourquoi ? »
Notes de bas de page
↑1 | Charlot et Lahire qui ont analysé le rapport aux savoirs -et entre autres à la langue orale et écrite- des jeunes de milieux populaires et de leurs parents. |
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↑2 | N. DE SMET, Au Front des classes, Préface, Éditions Talus d’Approche. |
↑3 | À savoir, leur faire partager ce que j’avais trouvé, moi, dans lectures et écritures… entre autres des possibilités de nommer, de penser, d’inventer, d’élaborer, de faire du fort, du beau, d’apprendre, de communiquer, de faire connaître, de découvrir des ailleurs… |
↑4 | Ce n’est pas d’un seul coup qu’on se libère d’écrasements, de peurs, d’appréhensions, de dégoûts. |
↑5 | O. et M. Neumayer Animer un atelier d’écriture, Faire de l’Écriture un bien partagé, ESF, 2003. |
↑6 | L’accord des participes passés par exemple. |