Je félicite Oussama Ben Laden

Tranchées et/ou tranchettes de vie… toujours en terres scolaires profondes !

Construire de nouvelles grilles de lecture
Construire de nouvelles grilles de lecture
Dans cette classe de 5e-6e primaires existe un espace de parole : le Conseil. Et un autre espace qui permet d’inscrire, de s’inscrire et de nourrir le Conseil, trois affiches qui se remplissent au fil des jours : « Je félicite, je critique, je propose ».

Une collègue et moi travaillons dans cette école au suivi des Conseils. Dans un de ces moments collectifs de formation des institutrices, nous avons prévu un moment de Quoi de neuf. L’institutrice de la dite 5e/6e raconte : « Une élève d’origine pakistanaise a écrit sur l’affiche : ‘Je félicite Oussama Ben Laden’. Elle a signé et deux camarades, d’origine marocaine elles, ont co-signé. » Choc chez l’institutrice… Grand choc même chez sa partenaire du moment qui « n’en n’a pas dormi ». « J’ai mal réagi », dit l’institutrice.

Vagues dans l’équipe d’enseignantes rassemblées là pour un travail à propos du vécu des Conseils dans les classes. Question : « Que faire avec ça ? » L’institutrice concernée a rappelé aux élèves que les inscriptions sur les affiches doivent concerner la vie de la classe. Mais des bouts d’interrogation planent : cette inscription porte sans doute un sens pour la (les) signataires, que nous ignorons.

Elles veulent dire. Nous pensons

Nous faisons quelques hypothèses : elles ont peut-être voulu poser quelque part ce qui leur trotte en tête et puisqu’il y a là une possibilité… Elles lancent peut-être un appel indirect aux pairs et aux adultes de l’école : que pensez-vous, vous ? Elles veulent peut-être se positionner face à ces faits remuants ou alors, elles ont voulu manifester une appartenance via une actualité fortement médiatisée. Elles ont voulu provoquer peut-être (qui ? quoi ?).

De toute façon, il y a sans doute là un message. Nous avons évoqué alors quelques (trop) courtes pistes pour de possibles réponses, dans ce lieu-ci prévu pour travailler sur les Conseils et non sur les évènements du 11 septembre et leurs suites.

Commencer par distinguer les moments, à savoir le Conseil pour toute l’organisation de la classe et de ses projets, et une possibilité d’autre moment pour travailler une question d’actualité (dans un cours d’éveil par exemple). Peut-être y aurait-il eu moyen de suggérer aux trois élèves de transformer leur phrase en proposition : « Je propose qu’on parle d’Oussama Ben Laden… »

Mais les enseignants sont conscients du fait que le sujet est délicat et complexe, qu’un tel travail leur demanderait d’abord à eux de s’informer finement. Et quelle position pourront, voudront-ils prendre ? L’enseignante a dit aux élèves : « De toute façon, je suis contre les terroristes ».

Il s’est dit dans le groupe qu’il y a moyen d’amener divers types de lectures des évènements, que l’enseignant peut donner sa position mais surtout ne pas la présenter comme LA vérité incontestable.

Je félicite G.W.B.

Nous avons continué notre travail sur les lois. Des pensées et questions ont continué à circuler chez moi, dans les jours suivants : s’en tenir à la vie de la classe, qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

Est-ce que je considère que cette vie de classe est faite du brassage des vécus des uns et des autres, enfants et adultes ? Et ces vécus de jeunes, souvent déboussolés par les pluies d’informations et d’impressions qui leur tombent dessus (et dans ce cas-ci de regards méfiants aussi sur leur communauté perçue comme dangereuse peut-être), sont priés de rester à la porte ?

S’il y a besoin chez ces élèves, et peut-être dans leur famille, d’affirmer un attrait pour un personnage devenu vedette, diabolisé par les uns et adulé par les autres, quels peuvent être les divers motifs conscients ou inconscients qui s’y cachent ?
Que se serait-il passé si quelqu’un avait écrit : « Je félicite Georges W. Bush » ? D’où peut venir la peur chez les enseignants de travailler à partir de ce genre d’apport vif d’élèves, même si à priori ils gênent (le faire pour positiver ? non pour professionnaliser).

D’où vient la quasi certitude d’enseignants que travailler ce genre de sujet, on ne le peut parce que ce serait « faire de la politique à l’école » alors qu’il y a peu de conscience du fait que gommer ce sujet ou prendre une position rapide est aussi une façon de faire de la politique à l’école ?

Pourquoi la phrase écrite par l’élève crée-t-elle autant d’émoi chez les enseignants ? Dans quel lieu traiter cette question pour nous-mêmes comme responsables de la formation des enfants ?

La provocation est-elle nécessairement à remballer, à condamner alors que l’étymologie du mot le dit, c’est « pour (pro) un appel, une voix (vocare) ».

Et que fait-on des terrorismes en paroles et prises de pouvoir des plus forts (en statut par exemple) sur les plus faibles (en instruction par exemple) qui peuvent aussi tuer… à petits feux.

Là, je vois se poindre entre autres des pratiques de Pédagogie Institutionnelle qui peuvent les enrayer. Nous y étions en plein, occupés à travailler les espaces de parole en classe. Et voilà que nous expérimentions avec force que, lorsqu’il y a espace, les enfants le prennent (quelle chance). Pas toujours comme nous le prévoyons (heureusement). Il y a risque pour nos certitudes… risque de vie inattendue qui entre en classe, risque de dérangement et de secousses… Mais possibilités aussi qui, en l’absence d’espace de parole, demeurent insoupçonnées.

Vous comprenez, vous !

Une telle absence, à un autre bout de la tranchée, hurlait drôlement en couloirs et trottoirs. Cinq élèves d’une 4e professionnelle errent dans les couloirs. L’une pleure bruyamment, l’autre crie une révolte, les autres écoutent et commentent.

J’en connais deux de vue. Les autres, non. La plus révoltée m’interpelle, sans même me connaitre : « Dites, Madame, qu’est-ce que ça veut dire en français Oyooo ? » (dit sur un ton que je connaissais). J’essaie : « Ben, quelque chose comme Ouili… Ouili, comme on dit en marocain ». J’avais aussi dans l’oreille des Ouille ouille dis, comme en disent les Bruxellois ! Heureuse, elle me fait un grand : « Vwaaalà… vous avez compris. »
– Mais pourquoi tu me demandes ça ?
– Ben moi, j’ai dit Oyooo à Mr X. et il m’a mis un S sur ma feuille de route. J’ai pourtant rien dit de mal, hein.

Je ne sais naturellement pas après quelle phrase du prof ni sur quel ton ni avec quel volume elle a lancé son « Oyooo », vexant peut-être ! La pleurante renchérit : « Et moi, il m’a mis un I, mais j’ai rien fait. »

Re-cris de toutes à coups de « C’est dégueulasse ici, c’est toujours eux qui zont raison mais y vont bien voir… » En général, avec cette menace-là, ce qui peut suivre c’est un carreau cassé ou un crachat ou des insultes, dites, inscrites sur les murs ou quelques jets de n’importe quoi ou du boycott ou tout autre mouvement sans mots qui se termine par remontrances et sanctions jusqu’à la prochaine fois !
Je leur demande si elles ne peuvent pas à plusieurs parler avec le professeur. Pour s’expliquer, l’entendre, s’arranger.

– Allez dites, déconnez pas, y nous écoutera pas. C’est toujours eux les plus forts… Nous les petites connes, on n’a rien à dire. Eux pasqu’i sont des profs y font leur malin.
– Il n’y pas de déléguée dans votre classe ?
– Mais non. Dans toutes les autres écoles, ils ont déjà voté mais pas ici.
– Et le Conseil des déléguées ne se réunit plus alors ?
– C’est quoi ça ?

J’explique son existence l’an passé, les profs relais, ce qu’on y faisait : les plaintes, les propositions… Elles tombent des nues, mais se radoucissent et s’intéressent.
On est passé sur le trottoir de l’école. Des petits bouts de stratégie s’élaborent : d’abord, chercher qui sont les profs relais (je leur donne un nom), puis comment faire, quoi dire. « Est-ce qu’alors on pourra parler ? Et est-ce qu’elle va nous écouter ? C’est vrai, on fait des conneries mais on est jeunes et on s’emmerde et les grands profs là y croivent qu’i savent tout. »

Petits terrorismes à échelle scolaire avec petites armes hyperbricolées dans les deux camps. Pour sauver sa peau comme on peut ?

Là, sur le trottoir, devant les regards qui prenaient des lueurs d’intérêt, devant des petits « Merci, on va demander des élections », devant ce qui devenait début de désir et de pensée, je me disais que l’institution, ici, d’un Conseil dans la classe, du Conseil de délégués et d’autres guichets à inventer permettrait surement aux différents acteurs d’avancer et d’apprendre.

Qui pourront-elles féliciter ?