Je n’ai jamais aimé les enfants

Le premier jour de mon métier d’enseignant, j’ai brutalement été confronté à cette absence de conscience de mes limites. La première heure, quatre enfants se retrouvaient autour de l’évier en train de jouer avec de la flotte.

176001.jpg Et pourquoi pas ? J’aurais bien été jouer avec eux. Dix minutes après, ils étaient treize et de la flotte partout. La nécessité d’être clair a été immédiate. Jouer oui, mais jusqu’où ? Quand est-ce que c’est exagéré ? C’est quoi gérer ? À partir de quand est-ce que ça déborde ?

J’étais dans une classe au troisième étage, dans les combles. À la hâte une nouvelle classe avait été installée pour faire face à un afflux d’élèves. Pas de tableau. Aucun matériel. Des tables, des chaises et un évier. Le petit nouveau n’a qu’à se démerder. Et en même temps, c’était heureux que je sois seul face aux enfants, ça m’évitait de construire une attitude qui soit une réponse aux regards portés sur moi. Ce huis clos ne m’a pas laissé indemne. Ou bien je me plongeais dans la jouissance avec les enfants désirant et désirables, ou bien je permettais, par l’organisation de limites, la cohabitation des désirs sans être dévoré. Heureusement, j’avais appris à me méfier d’une trop grande proximité fusionnelle. Sans cette alerte vitale, je plongeais (dans l’évier) avec eux. Il m’est apparu impérieux de consacrer de toute urgence du temps à l’organisation.

À défaut de matériel, il y avait de la matière et de la matière mouvante qui me renvoyaient à moi-même. Ma désorganisation intérieure qui avait été supportable jusqu’à présent parce que n’impliquant que moi, prenait une dimension dangereuse quand elle emmenait les enfants dans mon tourbillon. Impérieux pour eux et pour moi. Simplement pour notre survie et pour que le travail soit possible. On a donc organisé un horaire avec un temps prévu pour aller à l’évier, mais pas pour faire n’importe quoi à n’importe combien. Une table et des essuies avec des gobelets, des bouteilles en plastic, des seaux, des mesures et des seringues. Et une minuterie. Du plaisir oui, mais avec un début et une fin. Donc du désir, de l’attente dans la certitude d’avoir son tour.

Les enfants et leurs désirs ont ranimé le mien. Ils ont donné une âme au mien. C’est dans le besoin de me protéger face à moi-même et face aux enfants carnivores que m’est né ce plaisir d’être « organisateur de relations ». Sur plusieurs niveaux : mettre les personnes en relation, arranger pour que les places soient dites, posées, prises, et cela, publiquement ; mettre les croyances en relation, en relativité, arranger pour que les contradictions soient possibles et, finalement, le plus grand plaisir de mon métier de pédagogue : organiser les choses pour que les personnes (enfants et adultes) établissent des liens entre les éléments de nos objets d’étude. Comment modéliser, simplifier, établir des liens de cause à effet dans ce que l’on voit fonctionner la numération, la grammaire, la langue écrite, mais aussi un groupe de personnes, une structure sociale ? Quel plaisir extraordinaire quand un enfant, les yeux pétillants, déclarent « Ah ! C’est comme ça que ça fonctionne ! » ou quand un collègue, les yeux pétillants, déclare : « Ah ! C’est donc ça qui entre en jeu dans ce qui se passe en classe ».

Les enfants (et leurs folies) m’ont obligé à me protéger, à me définir un projet, m’ont forcer à passer de mon inconscience individuelle à une conscience collective. Ils m’ont obligé à faire cohabiter la reconnaissance et la connaissance, ma fragilité avec ma puissance. Mais je n’avais pas tellement le choix. Au lieu du « eux ou moi », j’ai pris le « eux et moi ». D’abord seul dans mon trou du troisième étage et puis, seulement quand j’ai réussi à survivre, en sécurité, dix mois durant, six heures par jour, seul devant les vingt-cinq mêmes enfants qui t’épient et te scrutent, j’ai pu affronter le regard des collègues, accepter un travail d’équipe et m’ouvrir sur d’autres mondes.

Je n’ai jamais aimé les enfants.

Ils m’ont toujours fait peur !