En pleine crise sanitaire, deux semaines après le début du premier confinement, des élèves m’ont fait part de leur désir de faire, en plus des cours dispensés en visio, des ateliers de philosophie à distance.
Convaincue de leurs effets bénéfiques sur l’apprentissage du philosopher, j’avais mis en place des ateliers de discussion à visée philosophique (DVP) avec mes classes de terminale, à raison d’une fois par quinzaine. En plus des cours traditionnels, nous étions donc aussi privés de ces rendez-vous-là à cause du confinement.
Avec la reprise de ces ateliers en distanciel, j’ai eu envie d’interroger cette pratique avec les lunettes philosophiques[1]Réflexion issue de l’étude d’un questionnaire auprès des élèves à la suite des ateliers en confinement.. Le virtuel véhicule toutes sortes de préjugés et de fantasmes qui vont d’une réalité diminuée ou, au contraire, augmentée. Dans quelles mesures l’outil numérique modifie-t-il la DVP ? Et, en quoi cette expérience peut-elle donner à penser la pratique de la classe virtuelle en philosophie et pour d’autres disciplines ?
Mes élèves et moi-même avons pu remarquer que la pratique des ateliers de philosophie à distance nous libérait de certains inconvénients et de contraintes du présentiel.
L’espace et le temps : en présentiel, la pratique d’atelier de discussion nécessite un local, une mise en place en début et un rangement à la fin. La dimension virtuelle de la discussion pourrait laisser penser qu’il n’y a plus de lieu commun. C’est oublier que le virtuel est pensé à partir des catégories spatiales : il y a bien des lieux, une plateforme avec des salons vocaux ou textuels, en accès libre ou restreint. L’espace dans la discussion en présentiel est d’ailleurs avant tout symbolique, une scène verbale[2]G. Col, J. Aptekman, S. Girault & B. Victorri, « Compositionnalité gestaltiste et construction du sens par instructions dynamiques », CogniTextes [En ligne], volume 5, 2010. … Continue reading partagée par les interlocuteurs.
Associée à la contrainte spatiale, il y a celle du temps. Le virtuel a ceci d’intéressant qu’il n’impose pas de se plier à ce rythme et à ce découpage, pas plus qu’à celui du groupe classe. Les élèves ont apprécié le fait de s’arrêter non pas parce que la sonnerie retentit, mais parce qu’ils estimaient avoir fait le tour de ce qu’ils pouvaient penser.
Le corps : ce qui revient souvent dans les réponses des élèves, c’est que pratiquer de chez soi sécurise. En plus de la liberté du lieu physique, on a celle de ne pas être vu ou de choisir comment l’être. Ainsi la DVP virtuelle permet une proximité sans promiscuité. De nombreux témoignages vont dans ce sens : le corps de l’autre inhibe la prise de parole par ses mimiques, ses gestes, ses bavardages, son regard… En dématérialisant la discussion, on évite ces manifestations silencieuses ou sonores (puisqu’il faut appuyer sur un bouton pour parler), ce qui facilite la concentration, mais surtout l’implication des plus timides dans l’activité.
Dans les ateliers en présentiel, j’invite les participants à signifier par des gestes le type d’intervention qu’ils s’apprêtent à faire : deux mains levées pour une question ou demande de reformulation, deux mains croisées pour une objection et une main levée pour une nouvelle idée. Cela permet d’une part au président de séance de distribuer la parole en donnant la priorité aux questions, ensuite aux objections, et puis aux nouvelles idées. Et, d’autre part, le participant prend conscience de ce qu’il fait en parlant (métacognition). N’ayant plus les corps en atelier virtuel, il a fallu trouver un autre moyen. J’ai donc choisi trois émojis (? /X/main) que les élèves devaient inscrire sur le chat avant de prendre la parole.
Si la méthodologie de la discussion collective est garantie, si les habiletés de pensée sont au cœur du dispositif, la DVP virtuelle semble proposer de nombreux avantages par rapport aux ateliers en chair et en os.
Mais ce qu’on gagne compense-t-il ce qu’on perd ? Peut-on encore appeler cela une discussion ?
L’expérience de la DVP virtuelle semble être tronquée.
Parce que je ne peux réellement comprendre ce que disent les autres, faute de langage corporel. Cette absence (tout le corps) ampute la DVP de la part affective, très importante pour la compréhension. En ne voyant pas le corps de l’autre, certes on n’est pas perturbé par des regards ou des gestes réprobateurs, mais on ne sait pas comment les autres ont reçu notre message.
Un froncement de sourcils, un hochement de tête ou un pincement de lèvres peuvent m’intimider, mais ils peuvent aussi me signaler que je n’ai pas été claire et m’inciter à reformuler ou à préciser. Un regard étonné m’informe sur l’originalité de mes propos et peut m’inviter à développer davantage ou à souligner le paradoxe. On est donc moins bien compris sans le corps, mais on comprend aussi moins les autres. Croire qu’on peut se passer du corps, c’est réduire la communication à la simple transmission d’un message ainsi qu’à un rationalisme froid.
On pourrait rétorquer que nous pourrions utiliser le même procédé que pour les gestes d’intervention. Les élèves ont d’ailleurs mis spontanément des pouces vers le haut ou vers le bas, pour montrer qu’ils étaient ou non d’accord. C’est à éviter, car cela va à l’encontre du fonctionnement de l’atelier qui consiste à expliciter pourquoi on est d’accord ou pas. De plus, il y a le risque de créer une discussion à deux vitesses sur l’écran et en audio.
Parce qu’on pense aussi avec ses émotions. La philosophie a longtemps été considérée comme l’apanage de la raison rigoureuse débarrassée du poids, de la confusion et de l’idiotie des émotions. On pourrait alors considérer que la DVP virtuelle serait le meilleur moyen de privilégier la pratique d’une activité rationnelle. De récentes recherches mettent à mal cette dissociation entre raison et émotion et nous invitent à inscrire les émotions au cœur du processus cognitif. Qu’est-ce qui peut me motiver à prendre la parole si ce n’est l’étonnement, la curiosité, l’indignation, le plaisir de communiquer ? Certes les émotions sont parfois inhibantes en atelier de philosophie, mais elles sont aussi l’origine et la résultante des opérations intellectuelles. Cela m’interroge, m’agace, et j’ai envie de partager ma pensée. Tout cela se manifeste par le corps : un sourire coquin, se dandiner sur sa chaise, bouder… Les ateliers de philosophie sont aussi l’occasion de sensibiliser au langage du corps. L’animateur peut se servir de ces marqueurs émotionnels et demander : « Que signifie cette moue ? » Dans les DVP, on expérimente sa pensée dans ses dimensions cognitives, créatives et attentives.
Parce qu’il est plus difficile d’éprouver la dimension collective de l’atelier. Qu’est-ce qui fait le lien entre les membres du groupe quand le corps de la communauté est absent ? Dans une DVP virtuelle, l’animateur doit compenser tout ce que le virtuel retire : la chaleur, le rythme, la convivialité, le sentiment d’unité du groupe et tout cela sans son propre corps !
Le silence, élément central de la communication, est lui aussi vécu différemment. En atelier présentiel, un participant silencieux subit une pression implicite du groupe et son silence à son tour pèse sur le groupe, sensation qui est fortement atténuée à distance pourvu qu’au moins deux participants animent le débat. C’est une des raisons pour lesquelles les élèves apprécient les DVP virtuelles : ils ressentent moins le poids du groupe et l’injonction de participer. Mais si en présentiel, le président de séance peut davantage voir qu’un participant ne prend pas la parole et sentir pourquoi (signes d’ennui, de réflexion intérieure…), à distance, il peut aisément passer à côté. De plus, en présentiel, on peut manifester son engagement dans la réflexion sans pour autant prendre la parole : par des regards, des hochements de tête…
Parce que je ne peux pas complètement mettre à l’épreuve ma pensée devant les autres et donc aussi en être responsable. Peut-on authentiquement répondre de ses paroles sans en répondre devant les autres ? D’une part, en distanciel, la tentation est grande de porter un masque (n’est-ce pas le rôle des avatars ?) et donc de fausser la relation à l’autre. D’autre part, parler c’est aussi agir sur les autres et le monde et donc en assumer les effets, supporter l’incertitude de la réception, le risque de la réprobation, du désaccord.
Parce qu’elle devient une activité de divertissement parmi d’autres dans une société du spectacle et de la consommation. La forme virtuelle de l’atelier rend possible le fait d’être là sans être là, en faisant autre chose.
Parce qu’elle perd sa dimension démocratique. En présentiel, les participants sont disposés en cercle pour bien s’entendre et se voir, mais aussi parce que cela confère une valeur symbolique : tout le monde est sur un pied d’égalité, animateur compris. Cette mise en scène circulaire disparait dans la DVP virtuelle. L’aspect démocratique est mis à mal également du fait que l’atelier n’a pas lieu dans un lieu neutre et public (école, bibliothèque…). On l’a vu pendant le confinement avec la fracture numérique.
Ce que cette expérience m’a montré, c’est que la DVP virtuelle ne saurait se substituer à la DVP en présentiel. On aurait cependant tout à gagner à imaginer des pratiques qui intègrent les deux dimensions avec un même groupe. La DVP virtuelle a le mérite de proposer un dispositif qui change des modalités anarchiques de discussion sur les réseaux sociaux. En instaurant des règles, elle propose un usage raisonnable et raisonné de la parole numérique : à la fois respectueux des autres et rigoureux avec soi-même. L’usage des technologies de la communication est désormais aussi important à apprendre que la lecture.
Ce récit de pratique interroge, à sa manière, l’usage que l’on peut faire du numérique et dans quelles mesures il peut modifier l’expérience-classe. Le virtuel pourrait constituer un pharmakon pour la DVP, et l’enseignement en général, à la fois remède et poison selon l’usage qu’on en fait.
Cet article est une adaptation d’un texte paru en octobre 2020 dans la revue Diotime intitulé « Partage d’une expérience : des ateliers philo à distance avec des élèves de terminale pendant le confinement » : https://cutt.ly/xjJcLjX
Notes de bas de page
↑1 | Réflexion issue de l’étude d’un questionnaire auprès des élèves à la suite des ateliers en confinement. |
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↑2 | G. Col, J. Aptekman, S. Girault & B. Victorri, « Compositionnalité gestaltiste et construction du sens par instructions dynamiques », CogniTextes [En ligne], volume 5, 2010. https://bit.ly/2MOV3wj |