Quand des enfants partent en visite dans leur propre quartier, et qu’ils posent un regard critique sur la gentrification et les rapports entre riches et pauvres.
Laeken et plus précisément le Vieux Laeken Est, un quartier populaire coincé entre la rue Marie-Christine, la place Émile Bockstael et le Canal. C’est là que se trouve la Maison Rouge, située sur la place du même nom… Ce lieu d’accueil pour les habitants du quartier a été créé au début du premier confinement. La Maison Rouge est une microstructure qui agit à l’interstice d’autres structures comme l’école, le quartier, la famille… Les activités extrascolaires que nous réalisons avec les enfants sont organisées en fonction de leurs besoins, leurs désirs et ce que le contexte sociétal nous offre… Ancrées dans une pédagogie active et inspirées par l’éducation populaire, elles ont pour objectif que l’enfant puisse s’ouvrir au monde qui l’entoure, le comprendre, l’analyser et y trouver une place. Devenue un peu comme une seconde maison pour les enfants, la Maison Rouge se déploie au travers du quartier par des actions quotidiennes…
Au cours de l’année scolaire dernière, chaque vendredi, huit enfants âgés entre 10 et 13 ans, Adam, Ana-Maria, Geinabou, Kadiatou, Madania, Mariama, Nada et Sindani ont participé au projet Jets d’Encre sur le Canal, soutenu par la Région bruxelloise. L’idée était de créer un guide subjectif à propos de ce vaste territoire un peu inconnu des enfants, mais tellement proche d’eux… À chaque séance d’atelier, les enfants découvraient un lieu et un projet différent aux abords du Canal ” territoire qui connait de grandes transformations au travers de projets gentrifieurs. Équipés de leur téléphone, de quoi noter et dessiner, ils prenaient note de ce qu’ils observaient, des informations données lors des visites, dessinaient les lieux… L’objectif était de coconstruire un savoir basé sur le regard que les enfants posaient sur ces réalités. Nous avons ensuite réuni toute cette matière dans un livret qui constitue aujourd’hui le guide sur le Canal réalisé par les enfants.
Une fois le guide imprimé sous forme de livret, nous organiserons un vernissage à la Maison Rouge avec les photos des différentes visites ainsi que des dessins des enfants, auquel seront conviés les habitants, les partenaires du quartier, les représentants des lieux visités, mais aussi de la Région qui a financé le projet… Le guide sera présenté par les enfants eux-mêmes et distribué aux familles et à l’entourage des enfants et ensuite, aux lieux qu’on a visités, mais également aux associations, écoles et personnes qui portent un intérêt à ce territoire et aux dynamiques de la ville…
Les ateliers terminés, c’est l’occasion de réaliser un petit retour réflexif sur Jets d’Encre… Pour mener cet échange, nous sommes installées à la Maison Rouge ” notre local créé il y a un an et demi ” autour d’une table, le micro au centre. C’est parti…
Tous les enfants du groupe habitent ce quartier, sauf Madania.
Avant de démarrer les ateliers, le Canal, c’était quoi pour vous ? Les réponses fusent dans le groupe.
« Une piscine » « Un lac » « Une rivière » « Une mer ». Nada explique : « Moi avant, quand je voyais le Canal, je pensais que c’était un bête truc, je croyais que ça servait à rien du tout, mais quand j’ai fait les activités, j’ai compris à quoi ça servait. » Madania, qui habite Schaerbeek : « Moi je ne savais pas qu’il y avait le canal parce que moi, j’habite loin d’ici. Quand je me suis inscrite à Jets d’Encre, j’ai bien connu le canal et je me suis intéressée au canal. »
Retour sur quelques visites marquantes pour le groupe :
– Tour & Taxis : « Moi, je savais pas qu’il y avait des musées à Tour et Taxis. Moi, j’entendais Taxis, je croyais que c’était une gare pour les taxis. Quand j’ai fait les activités ici, j’ai appris qu’il y avait des musées, des expositions et avant, c’était une gare de marchandises » (Nada).
– Le centre de jour de la Croix-Rouge situé avenue du Port : « On a parlé avec la dame de la Croix-Rouge. Elle nous a dit que les personnes qui sont là, elles sont dans la rue parce qu’elles ont des difficultés dans leur pays et c’est pour ça qu’elles sont venues là. Elles ont du mal à avoir à manger, à être au chaud… Après, on a joué à des jeux avec ces personnes » (Ana-Maria). « J’ai bien aimé cette visite parce qu’il y a des gens qui viennent de mon pays. J’ai trop aimé parler aux personnes syriennes. Ils sont ici parce qu’en Syrie, il y a la guerre… » (Madania).
– Le Kanal Centre Pompidou : « Je savais pas qu’il y avait ce musée près du canal. Comme on parlait au musée Kanal, moi je pensais qu’ils allaient parler du canal, genre… l’eau… pourquoi il y a un canal… pourquoi il existe et tout, mais c’est tout l’inverse. Je pense qu’il s’appelle musée Kanal parce que c’est près du canal ? » (Kadiatou).
– L’Allée du Kaai : « Je suis déjà passée devant, mais je pensais juste que c’était un entrepôt qui était abandonné où les gens avaient fait des graffitis et quand je suis rentrée, j’ai été surprise qu’il y a des gens à l’intérieur qui travaillent » (Mariama)… « Chaque fois que je passais par là, je voyais l’Allée du Kaai, mais je savais pas que ça existait » (Geinabou).
– La Tour Up Site : « Moi, je pensais que c’était des bureaux… Plein de bureaux… Des trucs pas intéressants pour ceux qui passent » (Kadiatou)… « La Tour Up Site, avant je pensais que c’était un bureau… genre où tu peux pas travailler si t’es pas riche. Je voyais des personnes qui rentrent, elles sont bien habillées et tout… avec des sacs et tout… Et là avec les ateliers, on a compris que c’était un habitat » (Nada).
Faire un peu de sociocomparaison de deux lieux voisins : l’Allée du Kaai et la Tour Up Site…
« À la Tour Up Site, c’est ceux qui ont les moyens, mais si tu es quelqu’un qui va à l’Allée du Kaai, je pense pas que t’iras habiter là-bas parce que c’est très cher… Quand ils ont fait l’Allée du Kaai, ils l’ont fait avec des économies… Quand ils ont fait la peinture, ben c’est pas eux qui ont acheté la peinture. Ils ont récupéré. S’ils ont pas les moyens de s’acheter des trucs, alors ils ont pas les moyens d’habiter là-bas… » (Nada). « Moi aussi, la première fois qu’on a été là, j’ai dit “œc’est quoi cet endroit ?“ , j’hésitais un peu à rentrer… parce qu’on voit des tags, on voit des trucs un peu chelous, des trucs comme ça qu’on voit pas tous les jours (rires). Après, quand je rentre à l’intérieur, je vois…, c’est immense, c’est beau à voir ! C’est magique, c’est magnifique ! Je suis sure, si un jour les gens de la Tour Up Site viennent voir ici, ils vont comprendre pourquoi… Ils doivent voir l’intérieur… parce qu’à l’extérieur, c’est vrai, on voit des migrants qui dorment, des couvertures, un peu de tout… » (Kadiatou).
Quand l’enfant commence à mettre en mots les volontés et intérêts.
« Comme l’Allée du Kaai va bientôt être démolie, je pense que les personnes de la Tour Up Site commencent à se lasser et donc, comme ils ne connaissent pas l’endroit, ils disent que personne n’y va, que c’est pas intéressant. Mais les personnes de la Tour Up Site ne sont jamais allées là-bas. Donc, pour eux, ce n’est pas important… ils peuvent la détruire et construire quelque chose de plus important… pour eux. Alors que pour les gens de l’Allée du Kaai, c’est important. Les personnes de la Tour Up Site, elles ont une vue sur tout… elles ont une grande vue… et donc, ils ne pensent pas qu’il y a des gens qui sont attachés (insiste) à l’Allée du Kaai » (Mariama).
« En fait, quand on regarde des films, les gens riches et tout, ils ont une villa, un château, mais eux, ils sont un peu exigeants de la manière de comment on les traite… Alors que l’Allée du Kaai, c’est un tout petit peu l’inverse… Genre le riche, il dit “œje suis enchanté“ (prend une voix perchée)… à l’Allée du Kaai, ils vont pas comprendre… » (Kadiatou). « Les riches… ils ont une manière de… être » (Ana-Maria)… « Oui, les personnes qui habitent à la Tour Up Site, comme elles sont riches, elles ont un langage différent qu’à l’Allée du Kaai. À l’Allée du Kaai, les personnes ont un langage familier alors qu’à la tour Up Site, les personnes ont un langage plus… (cherche ses mots) soigné » (Mariama)… « … genre quand ils parlent, déjà, ils sont bien droits (imite), nous on est toujours pliés, comme ça (imite) quand on parle » (Nada).
Comment conclure ? « Moi, je voudrais qu’il y a pas de gens riches ou de gens pauvres… » (Kadiatou).