J’évalue ou je n’évalue pas ?

L’évaluation du cours de philosophie et citoyenneté [1]Ce cours existe dans tous les réseaux excepté le Segec qui dispense toujours à ce jour les compétences de l’EPC (éducation à la philosophie et citoyenneté) de façon transversale, dans les … Continue reading (CPC) est une vaste question qui demanderait à être saisie par plusieurs bouts si l’on prétendait en faire le tour. En quelques lignes, un panorama problématisant, mais forcément superficiel.

Les enjeux spécifiques au CPC tiennent aussi bien à sa nouveauté qu’à ses aspects organisationnels (il est obligatoire pour tous à raison d’une heure par semaine et optionnel pour une heure de plus), et à ses qualités disciplinaires (l’application de démarches et outils de la discipline philosophique à la citoyenneté prise comme objet et comme objectif [2]Référentiel «Compétences terminales de l’éducation à la philosophie et citoyenneté», introduction, p. 4 ).

Évaluer pour certifier : oui, mais…

Ce cours est un cours général au même sens que les cours de math, français, histoire, géo, éducation physique, science… Il est concerné par le décret neutralité contrairement aux cours philosophiques, et le décret qui l’instaura prévoit qu’il intervienne dans la certification de toutes les étapes du cursus des élèves. L’application sur le terrain de cette obligation décrétale a cependant été soumise au plus grand arbitraire : pour des raisons idéologiques autant que logistiques (gestion des horaires et locaux d’examens), la part faite au CPC dans la certification a, dans bien des établissements, été d’abord réduite voire inexistante. Face aux résistances et réclamations des collègues, cette situation a parfois pu évoluer. Manque un état des lieux actuel permettant de savoir dans quelle proportion, pour chaque réseau concerné, les évaluations du CPC comptent, au sens où elles influencent effectivement, comme celles des autres cours généraux, l’avenir scolaire des élèves — puisque c’est là la fonction de la certification.

« L’évaluation permet-elle de voir ce qui est acquis et ce qui ne l’est pas ? »

Mais faut-il que le CPC soit un cours certifiant ? Outre la tentation d’une juste application du décret, se posent trois questions qui ouvrent davantage la discussion : la première, qui découle de la nouveauté du cours, est sa légitimité aux yeux des élèves, parents et collègues des autres disciplines, qu’un rôle clairement certifiant permettrait d’assoir ; la seconde, qui vient compliquer la donne, est une question plus idéologique, celle de l’opportunité de faire jouer à ce cours un tel rôle, alors que sa singularité disciplinaire lui permettrait peut-être de subvertir l’ordre évaluateur dans lequel s’abime notre société ; la troisième, d’ordre organisationnel, apporte un éclairage pragmatique sur les enjeux de la certification, car, avec une heure par semaine, certains ont jusqu’à six-cents élèves, et se coltinent des corrections à n’en plus finir — mais est-ce bien là ce à quoi on veut occuper l’emploi du temps des profs de CPC ?

Le caillou pointu dans la godasse

D’autant qu’une quatrième question, plus fondamentale encore, conditionne les précédentes : si la plupart des disciplines scolaires se sont didactisées au fil du temps au point de produire des épreuves formatées qui permettent une évaluation plus aisée, le CPC, lui, en est à ses balbutiements, et la didactique de la philosophie (et de l’évaluation de la philosophie) également. Dès lors, le CPC est-il actuellement une discipline évaluable avec suffisamment d’aplomb épistémologique pour la faire intervenir dans la certification d’une étape du parcours scolaire d’un élève ?

Ainsi, la question qu’il faut régler en premier, le caillou qu’il faut sortir de la godasse afin de progresser confortablement sur quelque piste pédagogique ou didactique que ce soit, est de savoir si les fondements épistémologiques de ce geste qui consiste à établir de façon quantitative le niveau de compétence de tel ou tel élève sont solides, et si le cas échéant on est prêt à transformer la philosophie scolaire pour la faire entrer dans ce moule.

On se contentera ici de chercher à savoir si ce geste est réalisable dans la situation actuelle pour un enseignant du cours de philosophie et citoyenneté. On ira donc clopinclopant, assumant la gêne d’avoir laissé là la petite pointe de pierre.

On pourra ensuite, feignant plus ou moins d’oublier la caillasse, se demander chacun pour soi si on cherche à légitimer notre cours aux yeux de tous (et même de nous) en sacrifiant nos weekends et nos soirées à corriger des copies ou si l’on préfère chercher comment subvertir l’ordre évaluateur — avant que les considérations juridiques viennent anéantir toutes ces belles réflexions et rétablir l’ordre, comme il se doit.

Évaluer pour former : m’enfin!

Est-il donc possible, en CPC, d’évaluer ? L’évaluation permet-elle aux élèves et à l’enseignant de voir ce qui est acquis et ce qui ne l’est pas ?

L’échelle de valeurs qui permettrait de situer les élèves dans leur acquisition des compétences fixées par les référentiels de CPC ne préexiste pas. Il est même douteux qu’elle puisse exister un jour. Il faut déjà un effort de torsion considérable pour admettre que problématiser est un savoir-faire qui, associé à l’État de droit comme savoir et au décentrement comme attitude, produit la compétence problématiser le concept d’État. Il faut encore plus de souplesse intellectuelle pour considérer qu’un objectif du cours, c’est que les élèves soient capables, au sortir de leurs études secondaires, de problématiser le concept d’État. Il en faut bien davantage encore pour accepter de traduire quantitativement sous la forme d’une échelle ou d’une grille, au risque de les trahir tout à fait, les qualités intellectuelles qui garantissent la valeur de la pensée philosophique.

Pourtant, c’est dans cet effort d’explicitation de l’attendu à l’aune duquel telle ou telle compétence est considérée comme acquise que réside tout l’intérêt du geste évaluateur pour une discipline scolaire en cours de constitution. Il est en effet louable de chercher à rendre visible l’effort philosophique : il est des plus mystérieux. Ainsi, travailler à préciser les démarches et outils de la discipline philosophique, c’est produire un effort didactique en soi, et c’est aussi permettre à des élèves éloignés de l’implicite de classe qui règne à l’école de s’approprier les techniques que cette discipline a à leur offrir.

Mais, au sein même de la sphère disciplinaire, les obstacles sont nombreux. Il faut d’abord clarifier pour nous-mêmes le détail des tactiques et techniques des philosophes, afin d’avoir un discours explicite vis-à-vis des élèves qui leur permette de les saisir, de les comprendre et de les reproduire. Il faut ensuite articuler finement ces démarches et outils aux objets citoyens d’aujourd’hui, en nous maintenant dans une affectivité accrue aux tensions politiques, sociales et culturelles qui se tissent autour de nous et de nos élèves, afin de leur permettre de penser leur propre monde, d’être pris dans un mouvement de pensée vivant qui ancre le cours et le rende concret. Enfin, il faut nous doter d’un répertoire d’exercices et de ficelles didactiques qui nous permette de mettre nos élèves au travail sur les problèmes contemporains les plus exigeants — ceux-là mêmes auxquels ils font et feront face dans leur quotidien — tout en garantissant le succès de leur entreprise, afin qu’ils en sortent augmentés.

Ces trois conditions remplies, l’évaluation des acquis d’apprentissage, fût-elle quantitative, aura enfin du sens, car les compétences visées par le cours pourront effectivement être atteintes. On aura alors utilisé à leur meilleure fin les démarches et outils que la discipline philosophique nous offre obligeamment, et qui sont les plus appropriées pour penser la citoyenneté comme objet et, partant, former la citoyenneté réflexive de nos élèves.

On pourrait objecter que la qualité de la pensée, ne relevant pas de la simple addition de parties (ensemble de microqualités requises, acquises et validées), échappe toujours peu ou prou à l’évaluation.

Cette objection plonge sur l’écueil élitiste que le CPC a si bien su éviter en se faisant cours général obligatoire pour tous, dès le début du primaire et jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire. Si évaluer à l’école a du sens, évaluer au CPC doit avoir le même, car comme dans les autres cours, il s’agit d’établir une formation commune et généraliste. Deviendront philosophes ceux qui s’y dédieront ensuite. Nos élèves auront eu de la philosophie ce qu’elle peut apporter à ceux qui ne se veulent pas philosophes, mais seront des citoyens éclairés grâce à notre volonté louable d’expliciter des attendus scolaires, clairs et surtout atteignables. La valeur euristique de ce travail est, en soi, une fonction de l’évaluation au sens plein : éclairer l’enseignant, afin qu’il éclaire ses élèves.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ce cours existe dans tous les réseaux excepté le Segec qui dispense toujours à ce jour les compétences de l’EPC (éducation à la philosophie et citoyenneté) de façon transversale, dans les autres cours.
2 Référentiel «Compétences terminales de l’éducation à la philosophie et citoyenneté», introduction, p. 4