Amputée de ma famille, de mon lieu de vie, du rythme de ma vie… je le fus de nombreuses fois.
J’entrais dans la classe d’une nouvelle institutrice
qui venait de la ville. Du vêtement au langage, nous sentions la différence. Ça aurait
pu nous stimuler, mais cela n’a pas été le cas. Premier changement, elle nous appelait par
« Se jouait aussi
une lutte d’un autre
âge. »
notre nom de famille. Ce changement eut un impact sur toute la classe. Quant à moi, chaque fois qu’elle m’appelait par mon nom, c’était comme un coup de poignard.
Cela me rappelait que mon père avait quitté la maison familiale six mois plus tôt et que depuis ce jour, ma vie avait basculé.
Cette année-là fut ponctuée de brimades, d’humiliations…
Tous ceux qui n’entraient pas dans la norme en prenaient pour leur grade, et nous étions nombreux à ne pas correspondre à son image de l’élève modèle. L’école était devenue un supplice. Sauf le vendredi après-midi, parce que c’était bricolage, une des seules matières où je ne me sentais pas nullissime… Ensuite, c’était la délivrance
du weekend.
L’école ne m’inspirait plus que l’ennui et l’humiliation.
Je ne faisais pas mes devoirs, je n’étudiais pas mes leçons. Maman faisait des ménages. Elle quittait l’appartement à 7 h et revenait vers 18 h. Je devais me gérer
seule, du matin jusqu’au soir. Je rentrais à la maison heureuse d’avoir quitté cet enfer et il n’était pas question d’y revenir par le biais des devoirs ou des leçons !
Après une demi-année catastrophique, ma mère et la mère d’une amie trouvèrent un arrangement de femmes seules avec enfants. Maman s’occupait de nous le soir
et la nuit, la mère de mon amie assumait l’après-école.
Ce fut un réel succès… J’avais retrouvé aux yeux de
Mme Vinciane un intérêt qui me surprit et me rendait fière. Je digérais un peu mieux sa façon de nous appeler. Je terminai ma 3e avec plus de 65 % de moyenne et je fus fière de moi quand je lus que j’étais acceptée en 4e sous condition de fournir un travail régulier. J’allais pouvoir monter les escaliers qui menaient à la classe de Mme Muriel, jeune institutrice dynamique et rayonnante qui invitait ses élèves chez elle en fin d’année.
Je ne montai que quelques fois les escaliers jusqu’à ma classe de 4e primaire. Après une semaine, le directeur et les deux institutrices m’ont annoncé que je devais
redescendre en 3e.
Mme Vinciane avait fait fuir les trois quarts des élèves de sa classe. Nous n’étions que deux à passer en
4e dans l’école. Tout en arrangeant son confort, l’équipe pédagogique prétendait faire ce qui était le mieux pour moi…
Après coup, je me demande comment cela a été possible. La mère de mon amie a eu raison des hésitations de ma mère. Se soumettre, la seule chose que tu t’autorises
quand tu viens d’un milieu éloigné de l’école.
Cette année-là, en m’amputant de mon passage de classe, ils organisaient une classe fantôme dans laquelle ils m’enfermaient à double tour et pour longtemps…
Qu’ai-je appris de ces congés passés à réviser, si ce n’est que la décision n’est pas en mon pouvoir ? Si ma mère n’avait pas été une femme de ménage récemment quittée par son mari, lui auraient-ils proposé ce redoublement une semaine après la rentrée des
classes ?
Par la suite, j’ai fréquenté une école secondaire de village. J’y ai suivi des qualifications en arts plastiques que j’ai réussies. Je n’ai pas redoublé au secondaire, cela grâce à l’appui sans faille d’une titulaire qui a fait en sorte que je passe ma qualification alors que je voulais tout arrêter… Je lui dois cette qualification.
J’ai poursuivi des études supérieures en arts plastiques.
La 3e année, alors que tout allait bien, j’ai décidé d’arrêter… J’ai refait ma 3e et j’ai heureusement terminé mon cursus. Il m’arrive encore plusieurs fois par an de rêver que je ne présente pas l’examen final. Je me réveille avec un sentiment de frustration et
d’échec.
À la fin de mes études, je me suis orientée vers les études d’institutrice
par conviction politique, et cela malgré de grandes lacunes.
Pendant ces trois années d’école normale, j’ai été portée par l’enthousiasme
de mes professeurs.
Je suis arrivée en 3e sans doubler, mais j’ai refusé de présenter mon
mémoire, prétextant qu’il n’était pas abouti. Je visais la grande
distinction… En le reportant en septembre, je m’amputais de la fête qui accompagne la remise du diplôme.
Justin
Je suis institutrice en 1re et 2e primaires. Mon 1er cycle dans une classe mixte au niveau culturel a été une expérience merveilleuse.
Cette année, j’ai entamé mon 2e cycle en 1re. Mes élèves ont poursuivi avec une collègue en qui j’avais toute confiance. Je lui avais confié ma classe en dressant le profil scolaire le plus objectif possible de chacun. Seul non-dit, la situation familiale de Justin… Parce que le PMS me l’avait déconseillé. Quelle conne !
Justin est entré dans ma classe après avoir doublé en 3e maternelle. Il est né en Afrique, d’une maman âgée d’à peine 13 ans. Quand ils sont arrivés en Belgique, il
a été placé en pouponnière, puis en famille d’accueil. Pour son bien… À 18 ans, sa maman, à nouveau enceinte, a dû se battre pour récupérer son enfant.
Il est entré en 1re avec la joie de vivre et fort de tout ce qu’il avait appris. Je l’ai accueilli comme les autres.
Lors du 1er conseil de classe, je ne fus pas informée de sa situation particulière. Juste que sa maman avait récupéré ses droits.
La 1re année a ronronné, nous formions une communauté de désir et nous avions le temps. Ils ont tous bien démarré en lecture, les math, c’était plus compliqué. Mais, nous
avions le temps. En 2e, les difficultés ont commencé…
J’ai accueilli, cette année-là, Liza, stagiaire en orthopédagogie.
À deux dans la classe, pendant de longues semaines, nous avons pu confronter nos regards sur les élèves et, plus particulièrement, sur ceux qui avaient des difficultés. Justin faisait partie de ceux-là. Il peinait de plus en plus, lors des activités en grand groupe,
il semblait absent et hermétique à ce qui se passait en classe. En groupe de besoin, il continuait à progresser, lentement. L’écart se creusait à mon insu.
Après avoir rencontré sa maman, j’ai pris contact avec le PMS qui m’a informée de son
parcours de vie. D’emblée, je compris mieux la situation. Cette année-là, nous avions entamé une ligne du temps. Chaque enfant avait dû apporter des photos, et constituer
sa propre ligne du temps. Lui, ne l’a jamais complétée… Je compris la violence de cette activité, ce qu’elle avait pu susciter en lui et j’en reste toujours sans voix.
Justin a réussi ses examens de fin de cycle. Certes, avec juste la moyenne, mais c’était réussi. Lors de la remise des bulletins, j’ai longuement rencontré sa maman. Nous avons parcouru ensemble les évaluations de fin de cycle et je lui ai présenté les difficultés rencontrées par Justin. Je lui ai conseillé d’effectuer le contrat de vacances joint au
bulletin afin qu’il soit prêt pour la 3e…
Un matin, j’entre dans la salle des profs et je m’entends dire « Justin n’a rien à faire en 3e, regarde ! » Ma collègue me tend une feuille dont j’arrive à peine à lire l’écriture.
Elle me dit « Je sais à peine le relire, je ne le prends pas en 4e ! De plus, il n’est nulle part en math. Comment est-il arrivé en 3e ? Il doit être réorienté ! ».
Je me sens agressée et mon travail est remis en cause, mais, à mon grand étonnement, je reste calme. Je lui signifie qu’il a réussi, qu’aux yeux de la loi, il a sa place en 3e et qu’une réorientation n’est pas une bonne option pour lui. Je lui rappelle que, lorsque nous avions discuté de la classe, je lui avais demandé de contacter le PMS parce qu’il détenait des éléments importants.
Nous sommes début octobre… Sachant que toute réorientation nécessite un accord parental, je lui demande ce qu’elle fera si la maman de Justin la refuse ou tarde à
la contacter ? Elle m’explique qu’elle lui donne un travail adapté et cela apaise un peu ma
colère. Je lui demande de rencontrer le PMS au plus vite et nous en restons là.
Je comprends ce qu’elle vit. J’ai eu cette classe, pendant 2 ans. Certains
enfants sont en grande difficulté scolaire et, seule, on se sent vite dépassée. Je lui ai proposé de parler en équipe des situations difficiles parce que les décisions collectives
peuvent nous aider à y voir plus clair… Je lui ai donné les coordonnées d’un professeur de psychopédagogie qui peut envoyer une stagiaire en orthopédagogie et je lui ai expliqué combien, l’année passée, pour mes élèves en difficulté, cela avait été très bénéfique. Mais nous avions deux visions différentes de l’enseignement. Nous ne parlions pas la même langue. Quand je pensais collectif, elle pensait individuel. Inconsciemment se jouait aussi une lutte d’un autre âge : celle de mes 9 ans.
Je suis interpelée plusieurs fois concernant Justin et certains autres enfants de la classe. La plupart des interpellations sont indirectes. Je m’immisce dans des conversations déjà entamées parce que ce que j’entends me met en colère… C’est de la réorientation à tout va, et elles concernent toutes les enfants les plus défavorisés.
Depuis près d’un an, j’entends régulièrement dire que,
dans notre école, ce n’est pas possible pour eux. Mais qu’a-t-elle de si particulier notre école ? Si ce n’est d’accueillir un milieu de plus en plus favorisé…
Je sens dériver mon école… J’entends de plus en plus
parler de réorientation ou de redoublement comme si
cela n’avait que des conséquences positives… Je peux
témoigner qu’on peut en ressortir meurtri à jamais, imprégné
du sentiment de n’avoir pas été à la hauteur des attentes. Trente ans que ces évènements ont eu lieu, une colère sourde a accompagné toutes ces années. Tantôt
elle me permet de me dépasser, tantôt elle me paralyse.
Maintenant que j’ai pu mettre des mots sur ce passager clandestin, il me faut l’apprivoiser et l’utiliser…
Dans la salle des profs, j’interviens parfois pour essayer de faire comprendre que la réorientation et
le redoublement ne sont pas des solutions miracles et
que, quand elles sont nécessaires, il faut les préparer,
les accompagner en équipe, anticiper ce qu’elles provoqueront
dans la scolarité de l’élève. Quand je regarde les
réorientations prévues, je constate qu’elles ont un point
commun : elles concernent généralement les enfants les
plus défavorisés. Loin de moi d’accuser mes collègues
de relégation sociale, je pense qu’ils n’ont même pas vu
ça sous cet angle.
Et comment le voir, quand on n’y prête pas attention…
L’histoire de Justin sera le moteur de ma rupture.
Elle m’aura permis de mieux comprendre mon histoire
scolaire, de recentrer ma carrière vers ce qui m’a amenée
à poursuivre ces études, à embrasser la profession
d’institutrice, à savoir ma conviction profonde que
« Tous sont capables ! »!