C’est comme si rien n’était possible, c’est épuisant
et c’est énervant, alors on voudrait que des
ruptures surviennent, que tout change, que les
penseurs de travers arrêtent de tout diriger et
rien que d’y penser, on se dit que ce n’est pas
possible, alors…
Dans mon école, ce qui est difficile, c’est
d’accepter l’idée d’être une école qui doit
faire la place à tous les élèves, c’est de
renoncer à l’idée que certains élèves « seraient
mieux dans une autre école, plus
facile, plus adaptée ». Non que l’école veuille être une
école élitiste, mais que l’obstacle est notre représentation
d’un système scolaire composé d’une multitude
d’écoles qui sont autant de propositions différentes à
des familles qui devraient trouver celle qui convient le
mieux à leur enfant. Mon école est une école d’enseignement
général donc, dans la représentation actuelle,
une école qui ne peut être accessible qu’aux élèves qui
ne présentent pas de failles, qui possèdent un acquis que
la réussite du Certificat d’Études de Base ne peut suffire
à garantir.
Dès lors, les élèves inscrits dans l’école n’y sont pas
tous à leur place, certains seraient mieux dans une école
moins exigeante, et il est légitime pour un professeur de
penser qu’on ne sait rien faire avec ceux-là, que ça l’empêche
de travailler, que ces élèves gênent, s’ennuient et
qu’il faudrait d’abord les éduquer…
Pourtant, ils sont là. Ils ratent, échouent, recommencent,
ne comprennent pas, prennent de la place,
cherchent à échapper au cadre qui les dévalorise peu
à peu, et il ne faut pas longtemps pour qu’ils comprennent que ce lieu où
ils viennent chaque jour
n’est pas le lieu qui les
fera gagner.
L’école ne les abandonne
pas, elle entoure
leurs cours de solutions
qui leur sont spécialement
dédiées, elle leur
donne accès à de la remédiation,
de l’étude dirigée,
des demi-classes,
des parrains, des plans
individuels d’apprentissage, des contrats disciplinaires.
On ne peut pas dire qu’on ne fait rien pour eux. Mais
comme dans le cours, dans son contenu, dans sa conception,
rien ne change, ils n’y trouvent pas plus leur place
et continuent à échouer.
Chacun d’entre eux finit par se persuader que s’il
échoue, c’est sa faute, qu’il n’est pas fait pour ça et qu’il
s’est trompé d’école. Finalement, ça ne peut être que lui
qui n’est pas capable puisque l’école fait ostensiblement
tout pour le faire réussir. Et on ne se prive pas de le lui
faire remarquer à coups de remarques bien senties : tu
ne travailles pas, tu ne sais pas te concentrer, tu n’es pas
motivé, il faut faire un effort…
Et pourtant… Est-ce qu’avec tout ce dispositif on ne
cherche pas plus à soigner l’école que ses élèves ? Il
me semble que l’on cherche plus à rassurer l’école, les
profs, sur le fait qu’on fait ce qu’on peut. Si l’élève est
bien le responsable, l’école et les profs peuvent garder
une image fière de leur travail, et par conséquent aussi
justifier le cadrage disciplinaire de plus en plus étroit de
cet élève. On fait tout pour lui, et, en plus, il dérange. On
peut donc exiger le silence, attribuer des sanctions et
peu à peu l’exclure légitimement de la relation pédagogique,
de la classe… et parfois de l’école. Pour protéger
les autres, ceux qui veulent apprendre, ceux qui font ce
qu’ils doivent faire.
Ce qui est perturbant, c’est que tout cela n’est pas
le fait de profs qui refusent à priori de travailler avec
ces élèves en grandes difficultés. La plupart d’entre eux
font preuve d’une grande implication, rencontrent ces
élèves, leur consacrent beaucoup de temps et d’énergie.
Ces professeurs expriment souvent leur découragement,
leur impuissance, et finissent par douter du
dispositif mis en place pour se dire que, finalement,
ces élèves n’étaient vraiment pas faits pour notre école,
qu’on peut faire ce qu’on veut, ça ne marchera pas parce
qu’il faudrait changer la société pour réduire les inégalités
et que l’école ne peut pas y arriver toute seule.
Les filières existent et les parcours sont organisés
pour trier. Les enseignants, massivement, s’inscrivent
dans cette logique et y ont trouvé leur place, justifiant
leur travail sur base de l’existence d’autres possibilités
pour ceux à qui ça ne convient pas, et rendant du même
coup ces possibilités indispensables.
Paméla, qui s’épuisait en troisième chez nous, qui
avait redoublé plusieurs fois et qui avait toujours refusé
d’aller dans le technique, elle a fini par y aller et depuis
elle est très heureuse et elle réussit. Comme quoi… Et
Sirine qui pédalait à 20 % dans sa première, on a expliqué
à ses parents qu’elle pouvait continuer chez nous
parce qu’on ne peut pas la réorienter avant la fin de la
deuxième, et qu’elle avait donc tout à fait sa place en
deuxième chez nous, mais qu’on pouvait, s’ils le souhaitaient,
leur proposer de l’inscrire dans un premier
degré d’une école qui a de l’enseignement qualifiant, et
que ce serait bien mieux pour elle. Et les parents ont
fini par suivre notre conseil, et ça va beaucoup mieux
pour elle, c’est plus à sa hauteur, elle s’en sort beaucoup
mieux, elle revit…
La logique de l’élève standard et de la bonne méthode
pour apprendre reste dominante. Elle donne du sens à
la sélection sur base de l’origine sociale : ce sont leurs
conditions de vie et leurs comportements individuels
qui ne sont pas adaptés à l’école. L’accès au savoir est un
sésame qu’on ne saurait garantir à tous et qui se mérite.
Pour sortir de là, trois ruptures fondamentales sont
indispensables. Première rupture : ce sont tous nos
élèves et ils sont tous capables (même ceux qui ratent
tous nos contrôles de
qualité). Deuxième rupture
: ce n’est pas en faisant
plus de la même
chose qu’on va les aider
(même en demi-groupes
de remédiation immédiate). Troisième rupture : ce n’est
pas seulement une question didactique, c’est d’abord
une question d’engagement, une question politique (les
classes sociales existent et il faut choisir son camp). Du
coup, on se sent bien seul.
Quatrième rupture donc : rompre avec l’idée de rupture.
S’attendre à ces trois ruptures est illusoire. Ça rend
juste cynique et insupportable aux autres. Les ruptures
ne sont pas des préalables, elles surviennent dans des
histoires personnelles, dans un temps long qu’on ne
saurait attendre. Faire donc avec les collègues, d’un
pas déterminé, mais pas forcé, prendre soi-même les
risques et montrer que ça vaut la peine, prendre chacun
de ses collègues, là où il est (enfin presque, faut pas
pousser, on n’est pas des missionnaires non plus !) et,
créer des situations qui rendent ces ruptures possibles
et nécessaires (ce n’est pas moins épuisant, mais c’est
moins énervant).