L’alternative

Cette année, nous avons inscrit Cédric, quinze ans. Il avait des difficultés à prendre place dans son ancienne école générale : peu bavard, seul en récréation, excès de colère, échecs scolaires, considéré comme lent, méprisé par des élèves et certains professeurs.

L’équipe éducative a, en effet, constaté ses fragilités dès septembre. Mais, depuis lors, Cédric s’est révélé de jour en jour.

Les carottes sont loin d’être cuites !

Dans notre école, pas de personnel en cuisine, ni en entretien, ni en administration ! Un principe : la cogestion. Des groupes d’une dizaine d’élèves et trois professeurs assurent les gestions, à tour de rôle, toutes les trois semaines à raison de trois matinées par semaine : l’entretien, la cuisine, la bibliothèque, l’administration et l’accueil des visiteurs.
Cédric a déjà mené deux gestions depuis la rentrée. Au début, il ne parlait pas du tout. Ses seuls signaux de communication étaient des grimaces quand quelque chose ne lui plaisait pas. Lorsqu’il en avait assez, il disparaissait sans rien dire en laissant les choses en plan.
Mais, au fur et à mesure, il s’est déridé : il s’est mis à parler (ou à grommeler) un peu tout seul en effectuant les tâches en cuisine. L’une d’elles était d’éplucher les légumes. Autant dire un vrai défi pour lui qui semblait ne pas être à l’aise avec ce genre de tâche. Mais, celle-ci a permis d’ouvrir un premier contact avec les autres élèves. Cédric délirait timidement sur les tortures infligées aux carottes quand on les épluche ; le groupe a emboité le pas.

Éplucher les légumes, les couper, les faire cuire pour enfin aboutir à un repas complet pour une quinzaine de personnes à midi, cela peut paraitre très anodin, mais, par ce biais, Cédric s’est ouvert aux autres et s’est appliqué dans des tâches. Et puis, communiquer en cuisine pour savoir qui fait quoi, quels ingrédients mettre à quel moment, c’est plutôt nécessaire pour éviter d’envoyer des plats immangeables.

Maintenant, quand il veut exprimer quelque chose, il le dit clairement avec des mots. Il est aussi plus souriant, ce qui rend le contact plus facile avec les autres. Il a encore tendance à ne pas prendre d’initiative, mais il ne s’en va plus une fois la tâche terminée.

Pas si lent le garçon !

Dans notre école, seuls les après-midis sont consacrés aux cours. J’ai la possibilité de donner morale avec ma collègue de français. C’est une manière de décloisonner, de créer du lien entre les matières.
Cédric est dans la classe de 4e où il y a quatre élèves, en tout et pour tout. Ce jour-là, deux élèves étaient présents : lui et Sarah.

Ces deux élèves avaient découvert, la semaine qui précédait, une nouvelle de Richard MATHESON, « Le journal d’un monstre ». L’objectif cette fois-là était de saisir le concept d’animalité et d’humanité afin de revenir par la suite à la nouvelle au regard de ces deux concepts.
Après avoir travaillé sur leurs représentations, je leur ai demandé de lire individuellement un extrait de l’ « Antimanuel de philosophie » de Michel ONFRAY intitulé « Reste-t-il beaucoup de babouin en vous ? » et de noter dans un tableau ce qui est commun à l’homme et l’animal ainsi que ce qui est propre à l’homme selon l’auteur. Ce n’était un texte pas très compliqué mais dense, long d’une page et demie avec du vocabulaire simple.

Cédric a pris spontanément un fluo et a surligné quelques mots, mais ne notait pas ses trouvailles dans le tableau. Les minutes tournaient et je voyais que ses lignes de fluo s’arrêtaient au milieu du texte. J’ai eu l’impression qu’il était largué. Sarah n’écrivait pas beaucoup dans le tableau non plus. Elle m’a dit qu’elle était fatiguée. J’ai pesté un peu et je leur ai dit : « Allez ! Avant de mettre en commun, notez rapidement au moins quatre informations dans le tableau ». Ils se sont exécutés péniblement.
Sur le coup, je me suis demandé si je n’avais pas proposé une méthode de lecture trop lourde ; lire tout d’une traite avec une simple consigne n’est peut-être pas très accessible. Je n’ai pas beaucoup de « trucs » pour lire un texte en classe : à voix haute ou pas, avec des arrêts ou pas, avec des techniques particulières de sélection d’information, etc. « Ce sera pour une prochaine fois », me suis-je dit.

Après lecture, j’ai demandé à Cédric ce qu’il avait trouvé. Il me semblait au fil des échanges qu’il avait une grande capacité pour cibler des éléments essentiels d’un texte. J’avais eu l’impression qu’il était complètement perdu, mais que du contraire : il semblait tout faire, mais tout garder dans sa tête.
Cédric a des difficultés pour terminer une consigne écrite dans un laps de temps donné, pour poser un acte d’écriture. « Parce que je ne suis pas satisfait de ce que j’écris », m’a-t-il dit. Pour moi, c’est plus que ça. _ Lorsque j’insistais pour qu’il avance un peu plus vite afin de passer à une étape suivante, je le voyais en train de casser ses mines de crayon, d’avoir des gestes brusques. Je ne comprenais pas sur le coup, mais un de mes collègues m’a expliqué plus amplement ses difficultés scolaires dans son ancienne école. Cette lenteur qu’on lui reprochait était synonyme d’échec scolaire sans doute. À force de lui renvoyer une image négative, il a certainement de plus en plus craint l’échec au point de le paralyser en classe.

Un constat unanime !

À chaque fin de trimestre, nous avons pour rituel de faire passer chaque élève devant l’équipe éducative. Un temps de dialogue appelé coévaluation. Une manière de confronter l’élève à ce qu’il a mené, ce qu’il doit encore mener pour atteindre au mieux les objectifs. C’est aussi un moment où l’élève peut renvoyer à l’équipe éducative des demandes, des plaintes pour améliorer des choses et d’autres.
C’est à la suite de ce temps qu’un professeur synthétise l’ensemble des conseils, constats, résultats pour chaque élève dans un bulletin d’école, « le regard croisé ».

Cédric a constaté qu’il était en bonne route dans l’école. L’équipe éducative était unanime : « Quel changement ! » Nous lui avons aussi fait remarquer ses difficultés et à la question « Quel objectif te donnes-tu pour la rentrée », il a dit ceci : « Je propose de montrer un travail que je fais même si je ne suis pas super satisfait ! »

Alors, une bonne école ?

Ne tournons pas autour du pot : cette école a énormément de facilités ! Nous avons huit temps pleins pour une petite trentaine d’élèves actuellement. Il est donc bien plus aisé pour l’équipe éducative d’encadrer les élèves. Une in équité pointée par la Fédération Wallonie Bruxelles.
À la base, notre école se veut une école de petite taille avec maximum une soixantaine d’élèves (4e, 5e et 6e secondaire général), mais l’histoire récente et houleuse de l’école à ses débuts a amené une diminution du nombre d’élèves. Une tendance à inverser pour l’année prochaine.
Cédric est donc bien encadré. Mais, l’école a aussi ses originalités qui font qu’il a pris sa place.

D’abord, c’est un lieu de vie dans lequel enseignants et élèves sont amenés à se côtoyer pour d’autres choses que des apprentissages en classe. L’horaire n’est plus saucissonné par des tranches de cinquante minutes, mais par tout un ensemble cohérent de temps qui ont leur spécificité d’apprentissage : les gestions, les projets, les ateliers, les collèges… Cédric a avancé dans un monde qui n’est plus uniquement « scolaire », où il y a moins de relations duales entre professeur et élève, où les portes d’entrée sont multiples ; Cédric a donc fait son chemin dans un milieu coopératif.

Ensuite, l’équipe éducative s’est donné un principe : prendre distance sur ses pratiques, sur la manière dont elle écoute et reconnait le sujet, sur la manière dont elle s’appuie sur le dispositif de l’école.

Dans mon cours de morale par exemple, il y a un enjeu pédagogique : Cédric doit chercher à réaliser ce que je lui ai demandé de réaliser et de mon côté, je dois me poser des questions sur ses réactions aux consignes, sur le processus d’apprentissage.

Il y a aussi ce moment de la coévaluation, ce dialogue, ce regard croisé. Il a permis à Cédric de se mettre en chemin ; les « soucis » ont pu servir de points d’appui pour aller plus loin.

Une posture d’équipe qui a payé pour Cédric.