L’École devrait être en mesure de garantir pour tous l’accès au patrimoine culturel et à la capacité de le mettre en œuvre dans une démarche d’émancipation personnelle. On est loin du compte.
Qu’il s’agisse des cours d’éducation artistique ou des autres cours, la disparition progressive des contenus culturels des parcours scolaires des élèves et leur remplacement par des animations culturelles sans lien avec les apprentissages, contribuent à renforcer la reproduction sociale.
Derrière la façade avenante de l’art, peut tout aussi bien se cacher l’arme des élites qui sélectionnent, l’appât des producteurs qui vendent, le camouflage des propagandes qui abrutissent, les prétextes des constructions identitaires qui excluent, ou tout au contraire l’arme des exclus qui se libèrent, l’outil de la pensée critique, de la création impertinente.
Le danger de la disparition des cours d’éducation artistique trouve un prolongement dans l’École. Il s’y concrétise dans la lutte sans merci qu’y mènent les progressistes pour qu’elle reste, redevienne ou devienne un lieu de formation générale, un instrument d’émancipation sociale et culturelle, pour éviter qu’elle reste, devienne un instrument de sélection sociale, d’adaptation aux exigences des marchés. Parce que si l’École parvient à émanciper, ce sera par l’acte culturel, cette disponibilité de l’esprit qui fera qu’une brouette pourra toujours être autre chose qu’un instrument de travail.
La lutte est donc ouverte entre ceux pour qui des contenus scolaires comme l’art et la culture sont une opportunité d’éducation de la pensée (consommation culturelle et conformisme social) et ceux pour qui ils sont un engagement, une éducation à penser (création culturelle et critique sociale).
Dans cette lutte, les pouvoirs publics semblent avoir tranché. En effet, dans le même mouvement, la Communauté française lançait, par le Décret Missions, l’injonction aux écoles de susciter chez les jeunes le gout de la culture et de la créativité et, en même temps, réduisait la formation générale dans les écoles techniques et professionnelles ou les possibilités d’organiser dans toutes les écoles des cours de formation artistique pour tous (musique, dessin, théâtre…). Si la culture a fait irruption dans les écoles sous forme d’animations culturelles diverses, c’était donc aussi pour mieux l’évacuer des programmes scolaires. Cela coute moins cher.
La multiplication des initiatives à contenu culturel dans certains établissements scolaires ne peut cacher l’expulsion dont ont déjà été victimes les profs d’art, les contenus culturels de différents programmes et les cours d’éducation artistique.
De l’histoire de l’art à l’expression théâtrale en passant par la musique et le dessin, l’éducation artistique a perdu toute légitimité dans les cursus scolaires et ne subsiste au mieux dans certaines écoles que comme filière de relégation. Et quand la culture échappe à cette triste instrumentalisation, ce n’est pas le fait de l’École, mais de l’initiative individuelle d’un enseignant ou d’un établissement scolaire. Et ce n’est pas sans ambigüité. D’une part, dans les écoles les plus nanties, les projets culturels servent de vitrine à l’image que l’établissement promeut sur un marché scolaire en concurrence ; d’autre part, dans les écoles les plus pauvres, les activités culturelles servent le plus souvent de support occupationnel et d’alibi au renoncement sur les apprentissages, accentuant encore la dualisation du système scolaire.
Ce qui reste de culture dans les cursus scolaires des élèves se résume dès lors à une sélection d’objets consensuels baignant dans un humanisme désincarné, incapable d’éveiller le moindre esprit critique ou créatif, mais particulièrement bien adapté pour séparer, dans les différentes filières, le bon grain de l’ivraie. De même que l’école sélectionne et distribue les places sur l’échelle sociale (sélection sociale), la culture de chaque établissement scolaire sert de filtre, et permet à chaque élève de reconnaitre la place qui lui est attribuée dans le système scolaire par simple reconnaissance réciproque (reproduction sociale).
Aucun jeune n’échappe à l’école. L’enjeu est donc considérable puisque c’est dans l’école que se transmettront ou ne se transmettront pas la culture démocratique et la démocratie culturelle. Aussi, il faudrait non seulement plus de cours d’éducation artistique et culturelle à l’école, mais aussi plus d’art et de culture dans l’école.
Voilà une opportunité de mettre fin à la rivalité budgétaire entre l’enseignement et le monde culturel. L’objectif pourrait être de mener une politique publique basée sur le financement de partenariats entre le monde culturel et l’École via des contrats école/associatif, avec des moyens spécifiques en plus pour les écoles et pour les associations culturelles. On pourrait ainsi promouvoir une stabilisation et une professionnalisation de certaines d’entre elles, comme de véritables « parastataux » qui interviendraient en partenaires structurels dans toutes les écoles, dans des temps différents, avec des compétences différentes et des dispositifs différents de ceux qui s’imposent au travail scolaire.
Ces nouvelles expériences transmises par l’école ou dans l’école pourraient en outre trouver, pour les jeunes qui le souhaiteraient, dans l’école ou hors de l’école, un prolongement et une motivation complémentaire dans des projets culturels plus engagés, dans lesquels ils pourraient développer une vision de plus en plus personnelle de la création artistique et de la critique sociale.
Les enseignants, comme les acteurs culturels, ont donc tout intérêt à redéfinir leur part spécifique dans l’éducation et la socialisation des jeunes, à affirmer les spécificités de leur culture professionnelle de telle manière qu’il soit possible de réhabiliter dans les représentations des uns et des autres, leurs compétences réciproques et leurs complémentarités. Et pour éviter que leurs partenariats ne se réduisent à de simples animations culturelles parachutées dans les établissements scolaires, il conviendrait qu’ils les conçoivent ensemble, comme des articulations dans l’école entre le travail des enseignants et celui des acteurs du monde culturel, entre des cursus scolaires et des pratiques culturelles.
On ne crée pas à partir de rien. L’art est à la fois un patrimoine, une boite à outils et un acte de création, une façon personnelle de renouveler chaque fois la combinaison des savoirs, des techniques et des outils. Il n’y a donc d’apprentissage possible que dans une approche artistique. Sauf bien sûr s’il ne s’agit que de reproduire le monde tel qu’il est.