L’autorité du sarrasin face au sanglier

À l’usine ou au bureau, en famille comme à l’école, il y a des règles. À l’usine comme à la maison, celles-ci peuvent être rigides : on ne regarde pas la télévision en semaine après 19 heures c’est comme ça et ce sera toujours comme ça. Elles peuvent aussi être faibles : parfois on regarde la télé jusqu’à 22 heures sans problème et parfois à 20 heures on se fait engueuler. Elles peuvent enfin être souples : normalement on ne regarde pas la télé après 19 heures, mais s’il y a une émission intéressante ou un beau film, alors on peut négocier. Je regarde aujourd’hui, je vais au lit plus tôt demain. Il y a des règles, elles sont connues et en plus je peux participer à leur négociation. Elles encouragent l’anticipation et l’autonomie. Question centrale : comment favoriser un rapport souple aux normes dans les milieux populaires ?[1] D’après l’article, essentiel, de J. Cornet, « Voyages en quête de voyageurs », paru dans Dialogue n°87.

Les heureuses rencontres permettent parfois d'alléger les déterminismes scolaires.
Les heureuses rencontres permettent parfois d’alléger les déterminismes scolaires.
Houssin est élève de 6e professionnelle. D’un naturel hyper angoissé, c’est la panique quand il s’agit d’étudier autrement que par cœur. Auteur de gamineries incessantes, il a un « passé disciplinaire » certain. Et pas que pour des gamineries.

Ses résultats scolaires, déjà assez faibles, se détériorent à partir de février. Un jour, il m’annonce que je ne le verrai sans doute plus d’ici quelques semaines, à l’occasion de son anniversaire. L’explication m’est fournie par le sous-directeur : à sa majorité toute proche, la justice risque de le rattraper. Sa seule chance, c’était ses beaux bulletins, qu’il avait par ailleurs tant de mal à préserver.

Le NON du père, bien réel

Ce fut l’occasion pour moi de rencontrer le papa, lors d’une remise de bulletin. Le tableau était pathétique. Le père essayait de reprendre en main la destinée de son fils, avec d’autant plus de poigne qu’il le sentait se défiler sous ses doigts. Et de la poigne, on ne peut pas dire qu’il en manquait. Je sentais Houssin écrasé, terrifié que je dise le moindre mot à sa charge. J’intervins au contraire en insistant sur le fait que la réussite, ce n’est pas se conformer à une norme. Je m’appuyai sur notre expérience de classe commune. Je ne sais pas ce que Houssin ou son papa y comprirent ; le fils me sembla en sortir un peu apaisé, me remercia.

La situation de Houssin s’aggrava, avec des conflits répétés avec les filles. Or, les voyages scolaires, c’est une histoire dans notre école. Parce qu’ils agitent nombre de GCPP[2]Gestion Collective de Projets Pluridisciplinaires. Temps de classe où peuvent s’élaborer ce genre de projets.

de classe pendant de très nombreux mois. Avec des discussions interminables, et le plus souvent stériles : soit les parents (des filles, surtout) refusent de voir leur enfant découcher, soit les élèves n’apportent pas l’argent au jour prévu, etc. L’échec à répétition du voyage des sixièmes, cela commençait à faire histoire. Alors, si en plus on rajoutait Houssin… Le conseil de classe prit la décision de l’accepter.

Les malabars, la calculette et le caddy

Quant à la surprise générale, la préparation du voyage entra dans sa phase pratique, Houssin fut parmi les premiers à se proposer. J’avais posé une condition non négociable : pour toutes les tâches ménagères et d’intendance, je voulais systématiquement la présence de garçons. D’emblée, je fus servi : pour faire les courses, je me retrouvai à l’Aldi avec trois garçons (notamment Houssin), grandes gueules et larges d’épaules. Presque trois heures que cela prit : « Moi, ma mère elle prend cette sauce », etc. On s’amusa beaucoup. Les courses furent embarquées par une collègue. Dans sa voiture…

Les choses se compliquèrent dès le premier jour du voyage. Houssin commença à avoir en début d’après-midi une élocution un peu trop trainante, une hilarité un peu trop grande. Il était accompagné de Jamel, son négatif : garçon réservé, quasi en retrait, très vif intellectuellement. Apparemment, un tant soit peu entamé aussi. Que faire ? Surtout que l’un ou l’autre du groupe surveille notre réaction du coin de l’œil pour embrayer le pas… Commencer à fouiller les sacs, les élèves ? Après une rapide concertation, nous décidons entre collègues d’interpeler les intéressés, de leur rappeler les règles à respecter. « Oui, oui, cela ne se reproduira plus ». Le soir, cela semble reparti, même si ce n’est pas bien méchant, ni excessif.

Devons-nous sortir la grosse artillerie ? Au risque de renforcer la logique de « tout ou rien » dans laquelle Houssin (et Jamel, sur un autre registre) semble enfermé ? Par ailleurs, nous-mêmes, comme étudiants, étions-nous si proprets lors de nos voyages ? Fermer les yeux, alors ? En complices et voyeurs ? Comment tenir sa place d’adulte sans trahir ?

La peur du prof

Chaque matin et chaque soir, a lieu un conseil, suivi d’un « ça va – ça va pas »[3]Temps organisé en fin d’une séance de travail, qui permet au groupe de se « prendre la température ». ceux pour qui « ça ne va pas » peuvent (ne doivent pas) expliquer pourquoi. Cet … Continue reading. Le matin du deuxième jour, les professeurs y prennent la parole. Nous n’insistons pas sur les sanctions ; nous rappelons le danger de certaines consommations, nous insistons sur la question du vivre ensemble : sur la manière de rendre compatible et vivable nos jouissances singulières et la vie d’un groupe. En fin de compte, à quelle place (de jouissance, de voyeurisme,…) celui qui se met dans de tels états convoque le groupe ?

Grand silence, attentif. La journée se passe bien. Houssin (et Jamel, mais toujours beaucoup plus discret) se distinguent par une rapidité – même une témérité – sur les ponts de singes, à couper le souffle. Ils sont en démonstration. Au retour, on parle de la mort et de la peur de celle-ci. Qu’est-ce qui se joue dans ce genre d’adresses ? Il me semble important d’être présent à ce genre de rendez-vous. Sentiment croissant que c’est cette vigilance-là qui nous incombe, en tant qu’enseignants, et que nous y sommes attendus.

Être un homme

Cela dérape à nouveau en fin de soirée : plus discret que le premier jour, mais assez visible… Au conseil du lendemain, nous reprenons la parole, très brièvement, pour rappeler ce qui avait été dit la veille. Dire que nous ne pourrons pas multiplier les avertissements. Nous annonçons que nous en parlerons en cours de journée avec les intéressés.

Jamel, par sa discrétion, nous offre peu de prise. Pas son affaire… ou peut-être pas le moment. Nous n’insistons pas. La discussion se prolonge au contraire avec Houssin, durant une ballade. S’il consomme, c’est pour faire le pitre et faire rire les filles, se les mettre ainsi un peu dans la poche. Discussion entre Houssin, mes deux collègues (féminine et masculin) et moi, autour des relations hommes-femmes. Pas de savoir qui tienne, sur des sujets pareils. Des expériences, des questions. Houssin s’engage à s’arrêter là.

Le sanglier tapi dans la nuit

Le dernier soir, jeu de piste de nuit aux flambeaux. Depuis le début, Houssin et Jamel annoncent qu’ils vont prendre la poudre d’escampette, ils veulent passer la dernière nuit dehors. La tension remonte. Notre groupe se perd, est récupéré par ma collègue en voiture. Les filles rentrent avec elle, les garçons (Houssin, Jamel, et un autre) décident de continuer jusqu’au bout, je les accompagne. Il est minuit passé, et depuis le début du voyage une crainte parcourt le groupe, bien vive maintenant : que nous croisions un sanglier qui nous foncerait dessus. Ce sanglier semble à la fois redouté et désiré. En chemin, le troisième garçon tombe, se blesse : il faut rentrer.

Houssin et Jamel insistent : ils souhaitent faire le parcours jusqu’au bout. Il est minuit passé. J’hésite, vérifie qu’ils ont un Gsm, leur donne la carte et rentre par un raccourci avec le blessé. Accueil stupéfait du groupe à notre arrivée au chalet : j’ai osé laisser seuls Houssin et Jamel. « Vous êtes fou, ce sont des têtes brulées ». Le temps tourne. On commence à recevoir des appels de Houssin, qui s’interrompent systématiquement : pas assez de réseau, apparemment ! Le dernier met le feu aux poudres : « Où est Jamel ? » Ils ne doivent plus avoir de flambeaux depuis longtemps.

On se met à sillonner comme on peut le trajet en voiture. On les appelle. Pas tous les jours que de pareils prénoms doivent retentir dans le paysage. Les élèves me reprochent mon imprudence. On croise une ambulance qui passe en trombe. J’appelle le 100, blême. Non, ils ne s’y trouvent pas. Oui, ils savent où ils sont. Houssin et Jamel les ont appelés d’une cabine, dans tel village, ils rentrent par telle route. Le temps de rejoindre la route, ils sont déjà arrivés au chalet. Triomphants. Les appels, de bonnes blagues de Houssin. Mon collègue leur passe un fameux savon. Seuls à seuls, ils lui parleront de la peur qu’ils ont éprouvée dans le noir.

Ambivalence d’un coup de dés

En voyage, comme à l'école, les règles peuvent être négociées.
En voyage, comme à l’école, les règles peuvent être négociées.
Moi-même, je suis en compote. Mon collègue me fait remarquer que Houssin, un des malabars connus de la police d’un des quartiers chauds de notre ville, s’est retrouvé amené à appeler le 100 pour se tirer d’affaire. Ce n’est tout compte fait peut-être pas si mal.

Le conseil du lendemain matin fut d’un silence imposant. Qu’est-ce que je pourrais dire qui tienne? Présenter des excuses, d’abord, dans la mesure où la décision prise pouvait être erronée. J’ai expliqué aussi sommairement les motifs, de cette décision. Peut-on se poser en responsable de l’autre, tout en prétendant ignorer savoir ce qui est bon pour lui, et cela, au risque de se tromper ? Ce qui était au travail, peut-être chez eux, et surement chez moi, c’était la figure du maitre.

Puis, j’ai remonté les bretelles à Houssin, pour son humour douteux. Ce fut le conseil le plus bref du voyage. Tout reprit son cours normal. Le zèle qu’ils eurent à nettoyer ce chalet, « pour que les Belges voient ce qu’est la propreté des Arabes », fut impressionnant.

Autorité : devenir auteur

Durant l’année, des ateliers d’écriture avaient été organisés, et le moment était venu, au retour du voyage, que chaque élève sélectionne dans sa production le texte qu’il préférait, et qui serait lu à d’autres jeunes d’autres écoles par des acteurs professionnels. Ma collègue et moi avions fait de même, en fonction de nos préférences personnelles, histoire de comparer nos choix avec ceux des intéressés. Houssin avait choisi un texte truffé de pitreries. De notre côté, nous avions choisi de lui un texte grave, parlant d’une déchirure amoureuse. La classe lui réserva une écoute attentive et admirative. Plusieurs filles s’étonnèrent qu’il puisse écrire des choses pareilles. Je pris la balle au bon, pointant l’ambivalence de la figure du pitre et de ce qui pleut se cacher derrière, des masques qui peuvent aussi s’avérer une prison.

Le jour de la lecture publique, nous respectâmes le choix des élèves, et pour Houssin ce fut le texte bouffon qui fut lu. Il m’interpela tout de suite : « Pourquoi vous n’avez pas pris l’autre ? » Mais sur un mode calme, pas les explosions auxquelles il nous avait habitués. Lui qui n’utilisait l’écrit que pour apprendre par cœur, commencera son texte d’évaluation finale par « Écrire m’a changé ». En fin d’année, ses points catastrophiques remontent spectaculairement. Larmes de joie de la maman et de la grande sœur venues me trouver pour me dire qu’il ne sort plus comme avant pour rester étudier à la maison.

Quelle autorité pour quel prof ?

Concernant la question de l’autorité, nous ne nous sommes pas tenus au principe : « la règle c’est la règle ». Chaque fois, sans trop savoir où nous allions, nous avons essayé de bricoler, afin de dégager des portes de sortie viables, tout en tentant de ne pas céder sur la place qui est la nôtre. À coup de paris. Seuls restent les constats, qu’on interprète dans l’après-coup. Ici, nous avons le sentiment que quelque chose de l’autorité s’est construit, petit à petit, non pas à coup de grands dispositifs et ni de résolutions spectaculaires, mais par des détails, jalonnés de paroles glissées au coin d’une conversation.

Le sociologue B. Lahire pointe que ce qu’on pourrait appeler les « heureuses rencontres » permettent parfois d’alléger les déterminismes sociaux. Dans l’année qui a suivi ce voyage, d’autres rencontres se sont produites, qui ont permis à Houssin de vivre l’école comme un lieu d’élaboration. Son travail de fin d’études, il le réalisera sur les centres fermés. L’autorité du prof, serait-ce d’abord en fin de compte un souci de ménager quelques heureuses rencontres ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 D’après l’article, essentiel, de J. Cornet, « Voyages en quête de voyageurs », paru dans Dialogue n°87.
2 Gestion Collective de Projets Pluridisciplinaires. Temps de classe où peuvent s’élaborer ce genre de projets.

3 Temps organisé en fin d’une séance de travail, qui permet au groupe de se « prendre la température ». ceux pour qui « ça ne va pas » peuvent (ne doivent pas) expliquer pourquoi. Cet outil a été inventé par la pédagogie institutionnelle.