L’école en pétard ! – Appel à remplir les obligations de prévoyance adressé aux enseignants

Les drogues sont à l’école, que faire ? Pensons de par le monde pour ouvrir des horizons.

167008.jpg Quand, vers le milieu du XIXe, de madrés négociants britanniques s’avisèrent de vendre de l’opium produit aux Indes dans des régions de la Chine où il était jusque-là inconnu, ses ravages furent tels que l’Empereur décida de l’interdire (ce pourquoi la Reine Victoria lui déclara deux guerres au nom de la liberté du commerce). Ce même opium, médicament familial et délassement vespéral des hommes âgés dans les coutumes du Triangle d’Or (Laos, Thaïlande, Birmanie), n’y provoque que très peu de problèmes sociaux et sanitaires, au contraire de sa forme concentrée, l’héroïne de contrebande, qui le remplace instantanément là où il a été éradiqué.

Coca – cocaïne : kif-kif ?

La feuille de coca, don de Pachamama la Terre-Mère, mastiquée dans les Andes depuis toujours, apporte vitamines et énergie et n’a jamais nui à personne. La cocaïne extraite de cette feuille a par contre causé quelques dégâts sinon à la santé, au moins au portefeuille de nombreux gringos. Et si ce n’est pas sa dose journalière mais le tabac roulé en cigares qui a eu la peau de Sigmund Freud, le crack dérivé de la coke (invention de petits trafiquants latinos bricoleurs du Bronx dans les années 80) a, lui, bel et bien dévasté des quartiers pauvres de partout.

Le déferlement de l’alcool des Pieds Tendres conquérant l’Ouest a laminé les Indiens comme une charge imprévue de bisons, et l’alcoolisme est endémique dans ce qui reste de leurs communautés.

Au Maroc, on fume le kif publiquement (les autorités se gardent de réprimer cette coutume bien ancrée), et on se cache pour boire une bière (le contrôle social est réel). Les variétés de kif et de haschich consommées sont légères ; tous les joints ont un filtre en tabac, le tube en carton des Européens est estimé brutal, la fumée arrivant droit dans la gorge. Fumer est anodin, mais fumer trop est réprouvé. Par contre, dans les bars invisibles de la rue, des hommes alignent un maximum de bouteilles pour s’assommer d’alcool. En Europe, ne sont pas rares les Marocains d’origine qui boivent, et qui boivent mal, sans retenue, jusqu’à de lourdes ivresses parfois violentes. Quant aux adolescents bien de chez nous, c’est le cannabis qu’ils consomment sur un mode anomique et fanfaron, prenant un malin plaisir à provoquer les plus jeunes : « Chiche que t’oses pas ! ».

Les drogues ne sont pas dangereuses par elles-mêmes – elles vous sautent rarement toutes seules à la figure -, mais ne pas bien savoir s’en servir est périlleux. Plus leurs usages sont balisés de gardes-fous, régulés, cultivés, civilisés, « normalisés » comme disent les Hollandais, c’est-à-dire assortis de normes par ceux qui les pratiquent et considérés comme normaux par ceux qui s’en abstiennent, moins ils sont dommageables. Plus ils sont transgressifs, clandestins et déréglés, en un mot « sauvages », plus ils causent de dégâts. Les stratégies de prévention se doivent d’en tenir compte.

Se bourrer ou savourer ?

La mortalité des Français liée à l’alcool est supérieure dans les régions non-vinicoles à celle des régions vinicoles. En Bretagne, département le plus touché avec la Normandie aussi dépourvue de vignes, ce paradoxe apparent des statistiques a attiré l’attention du Dr Caro, un médecin breton bretonnant. Sans doute, a-t-il pensé, est-ce parce que là où on produit du vin, on sait boire, les manières de faire sont cultivées, on déguste en finesse plutôt que se bourrer la gueule au gros rouge, bref un art de la consommation y est vivant. Pour réduire les méfaits de l’alcool sur les Bretons, il a monté une association qui renforce l’inscription culturelle locale du « bien boire ». Celtique et latine, la culture bretonne a deux racines et les façons de boire diffèrent fort de l’une à l’autre.

La façon latine est quotidienne et modérée : deux ou trois verres de vin par repas, sans qu’ivresse s’ensuive. Pour prévenir l’abus selon cette racine-là, l’association initie à la dégustation et à l’œnologie les élèves en fin du secondaire, dans l’esprit du slogan de prévention sur les pubs pour nos chopes : « une trappiste brassée avec savoir se savoure avec sagesse ». (La citation est approximative. L’idée se transpose pour prévenir l’obésité : la formation du gout réduit l’outre manger comme l’outre boire).

La façon celtique est épisodique et immodérée : le calva s’enfile les jours de fest-noz jusqu’à l’ébriété et pas avec le dos de la cuillère. Mais pas jusqu’à faire n’importe quoi : l’association souligne « l’intelligence de l’ivresse », qui pousse, même solidement bourré, à empêcher un autre encore plus atteint de prendre sa voiture, et à l’inviter à dormir chez soi. L’association est donc présente lors des fêtes et festivals pour soutenir cette intelligence, un peu comme les transports en commun bruxellois, attentionnés au point d’être gratuits et nombreux les nuits de réveillon, ou comme Bob, l’ange gardien descendu du Ciel par la gendarmerie belge pour veiller sobrement sur les sorties arrosées.

Une lecture chronologique de ces statistiques en Bretagne montre un pic de mortalité au début du XXe, et une diminution à partir des années 70, variations que le Dr Caro relie à celles du sentiment de honte ou de fierté culturelle. Le début du XXe, c’est l’époque de la bande dessinée Bécassine, cette bonne à tout faire bretonne représentée sans bouche et dont le nom signifie « petite sotte », donnant la mesure du mépris pour les Bretons des Français en ce temps-là. Les Bretons buvaient pour oublier leur honte d’être Bretons… Les années 70, c’est la montée de la Bretagne bretonnante et le renouveau de la culture celtique, avec le succès de musiciens comme Allan Stivell, un coin des librairies consacré aux ouvrages en dialectes gaéliques, les Transmusicales de Rennes, autant de raisons de ne pas oublier d’être fier d’être Breton.

Les Indiens d’Amérique n’en finiraient-ils pas de boire leur honte d’être réduits à poser en costume traditionnel pour quelques dollars, et l’humiliation les empêcherait-elle de dompter l’alcool, eux qui ont si magistralement apprivoisé le cheval débarqué des mêmes bateaux ? Le recul de l’alcoolisme répond là où renait la fierté indienne.

Interdit toléré

En Belgique, le cannabis est désormais banalisé et son usage n’est plus vraiment pénalisé. L’option militaire de la « guerre à la drogue » fait place à une approche plus civile, une certaine paix s’installe. Un récent débat télévisé sur la chaine publique s’intitulait Les jeunes fument des joints, et alors ?, et, parait-il, ça sentait drôlement le H sur le plateau. Cette herbe d’origine étrangère est-elle régularisée, intégrée, « naturalisée » ? A-t-elle droit de cité comme la fleur de houblon et l’épi d’orge, la baie de genièvre et la grappe de raisin, le grain de café et la feuille de thé, et tout plane-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non, si l’interdit est mort, son cadavre bouge encore. La nouvelle loi est confuse, permet l’arbitraire, et maintient le délit de « présentation des stupéfiants sous un jour favorable ».

Cela freine la prévention des dégâts liés aux drogues toujours illicites par l’inscription culturelle de leurs usages, qui requiert toutes les dimensions de ces substances ambivalentes : face vertus et pile dangers, remèdes et poisons, facilitation et destruction du lien social. Demeurent hypothétiques les échanges de savoirs entre cultures, où les gardes-fous posés ailleurs, à l’usage du cannabis seraient activement intégrés par les autochtones et où les règles du bien boire se transmettraient aux allochtones, par exemple.

Quant à la world culture de la fumette, de l’esprit rasta aux paléo et néo-babas-cool, c’est sous le manteau qu’elle cultive des arts de la consommation ; les vétérans ne peuvent ouvertement transmettre aux novices leur expérience rudement acquise sur les cigarettes qui font rire mais qui bouffent une énergie et un temps qu’on peut regretter ensuite, du joint trop fort allumé trop tôt qui envoie dormir et casse les plans d’activités au chapelet des cent mille pétards d’une vie consumée à vide. Il est loisible aux parents d’initier leurs enfants aux plaisirs de l’alcool (souvent à la communion solennelle) et de les avertir de ses pièges, de parler avec eux des moments et des façons appropriés et inappropriés de boire, mais il reste délicat de prévenir des effets positifs du cannabis sur l’écoute musicale, la détente et l’imagination – compatibles avec certains loisirs – et de ses effets négatifs sur le calcul mental, la concentration et la mémorisation – incompatibles avec l’apprentissage scolaire. Les enseignants craignent encore de dire à leurs élèves « joint du matin : chagrin ; pétard du soir : espoir ». Mais demain est un autre jour ; les ravages des usages sauvages imposent d’anticiper sur la levée des obstacles légaux à une vraie protection de la jeunesse.

Apprendre à fumer

Dans l’enseignement, vous êtes aux premières loges. Les adolescents – les enfants ! -, coupés de toute transmission de savoir crédible par les adultes sur le cannabis trop cool, le brandissent comme emblème de leur « culture jeunes », lui prêtent toutes les vertus et soutiennent mordicus qu’il les aide à se concentrer. Du coup, ils s’en fument un bon gros avant d’aller au cours, convaincus de bonne foi que ça va les aider. Et à la fin de l’année, bonjour les échecs. Si on leur suggérait de tenter l’expérience entre eux, hors de l’école bien sûr, d’effectuer mentalement, avant et après un joint qu’ils fumeront de toute façon, quelques conversions de francs en euros et réciproquement, et de comparer leurs performances en rapidité et exactitude, peut-être deviendraient-ils plus avisés…

Le modèle de prévention déjà ancien nommé Réduction des risques liés à l’usage de drogues s’est imposé dans les années 80, lorsque a émergé l’exigence de juguler la propagation du VIH parmi les usagers par voie intraveineuse par l’agencement de dispositifs d’urgence sanitaire. Il s’inscrit dans une philosophie de la vie exigeant une innovation permanente dans la préservation des dangers de toute activité humaine. Bien qu’il relève finalement du simple bon sens, on lui a donné un nom du fait de la bizarrerie consistant à réduire les risques d’une pratique interdite par la loi, risques aggravés par l’interdit mais néanmoins pris fréquemment car « quand on n’a pas le droit, reste le gauche ».
Ce modèle remplit une obligation éternelle des ainés à l’égard des plus jeunes et constitue la seule prévention crédible du futur en ces matières. Il rend possible d’inscrire l’usage dans la culture, de le civiliser. Il forme le laboratoire où peuvent s’acquérir des habiletés et se concocter des arts de consommation. Il est l’occasion d’apprendre à vivre avec ces substances aussi délicates que nécessaires à domestiquer, et qu’on en use ou non, d’apprendre à vivre ensemble.

Mais cet esprit manque à l’École. Les enseignants n’ont en général pas à apprendre aux adolescents à mettre de l’intelligence dans leurs transgressions, mais, comme « atteinte à soi-même », l’illégalité de l’usage de drogue est un reliquat archaïque d’usurpation par l’État de prérogatives pseudo-morales qui ne lui appartiennent pas, comme l’était la répression de la masturbation.

Vous qui assumez la noble et difficile tâche d’instruire et former notre jeunesse, continuerez-vous à la livrer sans défense au fléau des usages sauvages de drogues, ou allez-vous fièrement, sinon vous-mêmes au moins laisser d’autres, construire avec elle, animés d’une audacieuse imagination créatrice, des bribes de civilisation dans la prévoyance des risques de la vie ?