L’école, un lieu de démocratie ?

Quel rôle l’école peut-elle jouer dans
un régime démocratique ? À priori,
la réponse est évidente. L’école est
l’institution de la citoyenneté par
excellence.

Elle doit donner à tous les capacités nécessaires
pour participer à la vie publique[1]D. Schnapper,
« Qu’est-ce que la
citoyenneté ? »,
Gallimard, 2000.
. Elle
représente un des principaux lieux d’intégration
sociale et éthique de l’individu.

Quels que soient le réseau, la philosophie ou
les options politiques sous-jacentes de l’école, celle-ci ne
forme pas des individus désincarnés, mais les membres
d’une société et d’une communauté politique.

Et pourtant, la question que nous posons se heurte à
un paradoxe apparent : l’école n’est pas un lieu démocratique
et n’est, en principe, pas vouée à l’être. En effet,
l’école met en présence des individus censés savoir,
les professeurs, et d’autres individus qui ne savent pas
encore, les élèves. Ces savoirs portent sur des connaissances
et des compétences académiques, comme l’apprentissage
du raisonnement, de l’écriture ou des mathématiques.

Mais ils portent également sur des valeurs
censées prescrire ce qu’il est civique ou moral de faire.
Certes, l’existence d’inégalités de connaissances ou de
compétences entre les individus ne suffit pas à justifier
des statuts politiques différents : la démocratie se
distingue des autres régimes politiques par le fait que
chaque citoyen y dispose de droits et libertés égaux
indépendamment de sa compétence ou de sa moralité
personnelle. Cette asymétrie-ci est toutefois particulière
puisque l’éducation vise par sa définition même
à conduire l’élève hors de l’état de mineur. Les idéaux
de liberté et d’égalité présupposent
une identité mure, émancipée, dont
la réalisation suppose précisément
une éducation : la fin de la scolarité
obligatoire est censée correspondre
à l’acquisition d’une forme de majorité
intellectuelle pour l’élève. Dans
ce cadre, le fait que l’école ait vocation
à assurer l’apprentissage du
savoir et des moeurs sociales n’entraine
pas qu’elle doit être un lieu
démocratique. Au contraire. C’est
au nom de sa mission édificatrice
qu’elle se conçoit comme un foyer
de discipline et un système domestique
à part entière. Sa fonction démocratique
passe par la qualité de
l’enseignement prodigué, et par la
preuve de la compétence sociale et
civique du professeur.

Par ailleurs, il ne va pas de soi
que l’école doit être – par exemple –
plus démocratique que l’entreprise,
l’armée, l’administration, un parti politique ou un club
sportif. Si l’école est un lieu de citoyenneté, tous les
lieux de citoyenneté ne sont pas des associations démocratiques
pour autant.

Fonction de l’école

D’une part, l’école n’occupe pas seulement une fonction
citoyenne, mais une fonction de cohésion et de
contrôle sociaux. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse
avoir de ce fait, l’école est un foyer d’apprentissage social
qui a contribué à la pérennisation des élites aristocratiques
puis bourgeoises, à l’intégration politique du
citoyen puis du travailleur, à la formation et à l’administration
de l’individu salarié. Cette fonction d’ordre
social peut être en partie contradictoire avec sa fonction
démocratique et ses idéaux d’émancipation individuelle.

Elle est toutefois assumée comme telle.
D’autre part, le fait que nous vivions dans une société
démocratique constitue paradoxalement un argument
contre la démocratisation de l’école. Si la décision démocratique
se construit dans l’espace public et s’exerce
au sein des institutions publiques, c’est donc au sein de
ces sphères qu’est censée se régler la gestion de l’école.

Les situations d’injustice et de domination peuvent – et
doivent – être réglées du dehors par les institutions de
l’État de droit, qu’il s’agisse de l’inspection administrative,
de l’action des cours et tribunaux, du respect
des droits humains ou des droits de l’enfant. Dire que
l’école n’est pas une zone de non-droit ne revient pas à dire qu’elle doit être démocratique.

« Il n’y a pas de démocratie sans enjeu. »

Que la démocratie doive être enseignée, mais non
pratiquée à l’école repose sur l’hypothèse à priori
assez robuste selon laquelle la démocratie n’a cours
qu’entre citoyens, et que les élèves ne sont pas encore
des citoyens à part entière. Cette conception de l’école
ne conduit pas forcément à la nostalgie des instituteurs
en tablier noir ou du bon vieux temps où l’école portait
haut l’oriflamme des valeurs communes. Elle conduit
aujourd’hui à mettre l’accent sur des cours d’éducation
à la citoyenneté, à favoriser des débats ouverts en cours
d’histoire ou de français, ou encore à transmettre des
notions de rhétorique et de raisonnement interdisciplinaires.

Le fait que la vie interne de l’institution scolaire
ne soit pas démocratique n’empêche pas de promouvoir
la démocratie à travers l’apprentissage scolaire.
Cette conception de l’école risque toutefois de faire
l’impasse sur deux dimensions importantes. Ainsi que
le défend Dominique Schnapper, l’école dite « républicaine
» doit servir deux fonctions : elle doit « dispenser
une langue, une culture, une idéologie nationale », mais
aussi représenter un « lieu fictif (…) à l’abri des mouvements
de la société civile » et des « inégalités réelles de la
vie sociale1 ».

Idéologie nationale

Le premier objectif pose de nombreuses questions.
De quelle idéologie nationale parlons-nous ? Et comment
la faire partager dans des écoles où plus de la moitié
des élèves sont d’origine étrangère, dans des communes
déclassées socialement ou désertées par l’action
publique ? À supposer qu’il soit légitime ou juste de
vouloir dispenser un récit national unifié ou une langue
unique, il convient de réaliser que les conditions d’adhésion
à celui-ci sont loin d’être évidentes. De manière
générale, le paysage scolaire de la Communauté française
reproduit largement le panorama des inégalités
présentes sur son territoire. L’école est loin d’être toujours
perçue comme un lieu de reconnaissance culturelle,
d’ascension économique ou d’égalité sociale. De
la part des élèves, la défiance vis-à-vis de l’institution
scolaire n’est pas seulement ouverte, mais ancrée.

Le second objectif est encore moins évident. En effet,
comment donc penser que l’école puisse être à l’abri
des inégalités réelles ou des relations de domination ?

L’école n’est pas seulement un lieu de socialisation,
mais aussi un lieu de pouvoir au sens large : pouvoir du
professeur sur l’élève, de l’école sur l’élève, de l’école
sur le professeur, et enfin, entre les élèves eux-mêmes.
Certaines de ces situations sont légitimes, d’autres pas.

Elles dégénèrent parfois en relations de violence verbale,
psychologique ou physique. Elles se superposent par
ailleurs avec des situations d’hétérogénéité culturelle
et d’inégalités sociales. Dans ce cadre, la loi, les règles
propres à une école et/ou la compétence des professeurs
suffisent-elles à régler de manière pertinente les cas de
domination abusive ? Permettent-elles de les régler tout
en suscitant la confiance des acteurs – professeurs et
élèves, mais aussi parents – dans le système scolaire ?

Enfin, sont-elles efficaces pour régler les relations de
domination entre les élèves ? L’apprentissage, en classe,
des valeurs et des institutions démocratiques ne permet
pas de régler les cas de domination abusive dans les couloirs
ou dans les cours de l’école. La justification juridique
du pouvoir exercé au sein de l’institution scolaire
ne suffit pas à assurer l’adhésion des destinataires de
la règle. Enfin, et à contrario, un processus collectif de
discussion n’a pas seulement des vertus démocratiques :
il contribue à construire des valeurs communes, et produit
tendanciellement des décisions mieux justifiées.

La démocratie n’est pas seulement un ensemble de
valeurs à apprendre, mais également une pratique à
laquelle il est assigné la tâche d’assurer la confiance
des élèves en la loi collective, de lutter contre les injustices
au sein de l’école et de mieux construire les décisions
touchant la communauté scolaire. Cette pratique
se construit progressivement, en fonction du degré
de développement personnel des élèves. Elle pourrait
toutefois aboutir à une implication directe de ceux-ci
dans divers domaines touchant à la vie quotidienne de l’école.

Participation

Comment concevoir cette école démocratique ? La
participation des élèves peut répondre à un objectif
d’apprentissage. La mise en place des conseils de classe
ou d’heures de « vie de groupe » vise alors à appliquer et
à reproduire les principes de vie en commun enseignés
en classe et promus par l’institution. La participation des
élèves les initie aux institutions légales de la démocratie,
qu’il s’agisse des règles de la délibération, du principe du
vote, de rapports de force et de la notion de majorité. Elle
permet par ailleurs de développer un rapport collectif de
civilité et de respect réciproque.

La portée de cet objectif ne doit pas
être surestimée. Comme le souligne
le philosophe Jon Elster[2]J. Elster, « The
market and the
forum : three
varieties of political
theory » in
« Foundations
of social choise
theory »,
Cambridge
University Press,
1986.
, il n’y a pas
de démocratie sans enjeu. L’exercice
de la citoyenneté ne consiste pas
seulement à discuter pour le plaisir,
pour vivre une expérience collective,
ou pour trouver une réalisation personnelle dans le dialogue.
Il consiste à délibérer, c’est-à-dire à discuter pour
décider. Délibérer sans perspective de décision revient à
prendre la participation politique pour du théâtre pédagogique.

Même si elle n’est pas intégralement démocratique, la
participation demande, en effet, de prendre au sérieux la
parole des participants. Et la seule manière de montrer
aux participants que leur parole est prise au sérieux est
de leur assurer qu’elle compte, que sans elle, la décision
aurait peut-être été différente. Faire participer les élèves
à des réunions portant sur les couleurs des portemanteaux
risque de faire croitre en eux l’idée que la démocratie
– ou ce qui est présenté comme tel – est un simulacre
sans intérêt. Mais surtout, cela donne une image
réductrice, voire trompeuse de la participation et de la
démocratie. L’objet propre de la démocratie n’est pas
d’apprendre au citoyen à être meilleur, ou de construire
un bonheur collectif : il consiste à donner à une collectivité
le pouvoir de décider de sa propre loi. Si on veut
respecter la signification de l’idéal démocratique, la participation
des élèves ne doit pas seulement constituer
une tactique d’apprentissage, mais procurer une marge
de décision – voire de contestation – des décisions prises
ailleurs.

À l’instar de la démocratisation de l’entreprise ou de
la prison, la démocratisation de l’école suscitera certes
de nombreux soupçons concernant la clientélisation
de l’enseignement ou le manque d’intérêt et de temps
des élèves. Ainsi que le fonctionnement des « Écoles citoyennes
» tend à le montrer en Communauté française
de Belgique[3]Par exemple,
http://isfconcit.
jimdo.com/
Le problème de
la démocratie,
c’est qu’on
ne peut pas
se révolter
puisqu’on a
choisi
., la participation des élèves à l’élaboration
des règles collectives pourrait toutefois, au contraire,
permettre d’assoir un sentiment de communauté et de
mieux lutter contre les situations d’injustice et violence.

La démocratisation de l’école ne revient pas à créer une
école « sans règles », mais une école où le processus de
justification et d’application de la règle collective est
pris au sérieux.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 D. Schnapper,
« Qu’est-ce que la
citoyenneté ? »,
Gallimard, 2000.
2 J. Elster, « The
market and the
forum : three
varieties of political
theory » in
« Foundations
of social choise
theory »,
Cambridge
University Press,
1986.
3 Par exemple,
http://isfconcit.
jimdo.com/
Le problème de
la démocratie,
c’est qu’on
ne peut pas
se révolter
puisqu’on a
choisi