L’entrée dans l’écrit : les enjeux à l’école maternelle

L’école est un milieu qui confronte l’enfant à des objets culturels c’est-à-dire des objets construits par l’homme, par la culture humaine (le langage, l’art, les symboles mathématiques, les systèmes de mesure, etc.). Parmi ces objets culturels, il y en a un qui occupe une grande place : l’écrit. Il s’agit bien évidemment d’un acquis essentiel de la culture humaine qui mérite d’être communiqué à tous. Néanmoins, l’inculcation de cet objet culturel peut avoir un effet discriminatoire car elle peut mettre en difficulté les enfants dont la culture familiale est plus ou moins éloignée de la culture scolaire, par exemple, les enfants issus de milieux au sein desquels la culture orale est privilégiée. Dès lors, se pose la question du rôle de l’école maternelle dans la réduction des inégalités de réussite et ce par rapport au développement des compétences en lien avec l’objet culturel qui nous préoccupe ici : l’écrit.

Mais, au fait, quelles sont ces compétences ?

Avec Goigoux et Cèbe (2006), nous pouvons mettre en évidence quatre grandes composantes en jeu dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture tout au long de la scolarité :
– la capacité d’identifier et de produire des mots écrits ;
– la compréhension des phrases et des textes ;
– la familiarisation avec la culture écrite (ses œuvres, ses codes et ses pratiques sociales) ;
– la production de textes (très courts et avec l’aide de l’enseignant au début).

Quel est le rôle de l’école maternelle dans le développement de ces compétences ? L’ensemble des acteurs de notre enseignement est d’accord avec l’idée selon laquelle l’école maternelle n’est pas le lieu de l’apprentissage formel, systématique de la lecture et de l’écriture. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il ne s’y joue pas des enjeux importants. Envisageons-les.

La capacité d’identifier et de produire des mots écrits

En première primaire, les élèves vont apprendre de manière formelle à lire, c’est-à-dire apprendre à identifier[1]Identifier désigne « le processus par lequel un lecteur associe un mot écrit qu’il a sous les yeux (par exemple, « loup ») à une signification (l’animal féroce des contes pour enfants) … Continue reading des mots écrits, des phrases et à en comprendre le sens. Pour cela, ils vont apprendre à déchiffrer.
Gombert (1988) met en évidence une distinction radicale entre l’apprentissage de la langue écrite et du langage oral. L’enfant peut apprendre à parler et à comprendre le langage oral sans connaître consciemment la structure formelle (phonologique et syntaxique) de sa langue ni les règles qu’il applique et sans qu’il ait conscience d’effectuer un travail destiné à l’installation de nouvelles connaissances. Pour le langage écrit, des tâches d’analyse de la structure formelle du langage sont nécessaires. Ces tâches requièrent un plus haut niveau d’abstraction, d’élaboration et de contrôle que pour le traitement du langage oral. Il ajoute que le simple contact avec l’écrit (le “ bain d’écrit ”) ne suffit pas à installer chez l’enfant des habiletés de traitement de ce niveau. L’école a donc un rôle à jouer dans le développement de cette compétence. Pour apprendre à lire et à écrire, l’enfant va devoir faire, dans le cas de la lecture, la correspondance entre des graphèmes (lettre ou groupe de lettres) et des phonèmes et, dans le cas de l’écriture, des correspondances entre des phonèmes et des graphèmes. Un aller-retour incessant entre l’oral (par l’intermédiaire des phonèmes) et l’écrit (ou le visuel par l’intermédiaire des graphèmes) devra s’instaurer. Pour nous adulte, il est évident que la parole est composée de syllabes, que chaque syllabe est composée de plusieurs sons successifs appelés phonèmes. Ainsi, nous sommes capables d’identifier la présence d’un phonème dans une suite de mots indépendamment de sa position, de son contexte ou de son orthographe. Nous percevons le même phonème [k] dans une série d’expressions comme « car », « qui », « chœur », « roc », « rixe » ou « cirque ». Mais pour les jeunes enfants, les sons de la parole constituent un flux continu. Les phonèmes ne sont pas perçus comme des segments discontinus du courant acoustique. Ils entendent un flux dont ils comprennent la signification mais dont ils ne perçoivent pas le découpage en phonèmes comme nous, adultes, le percevons. Des études ont également montré que cette conscience métaphonologique est indispensable pour apprendre à lire (Content, 1985 ; Morais, 1994). Ces études ont montré que les enfants prennent d’abord conscience de la découpe de la parole en mots et en syllabes. La conscience métaphonologique est plus tardive et commence juste à apparaitre, partiellement, en troisième année maternelle et est inégalement développée chez les élèves à l’entrée à l’école primaire. L’école doit ainsi, avant de débuter l’apprentissage formel de la lecture, permettre à tous les élèves de prendre conscience que la parole n’est pas un flux continu, qu’elle se décompose en mots, en syllabes puis en phonèmes. L’école maternelle a un rôle à jouer, d’autant plus que cet apprentissage peut se réaliser de manière tout à fait ludique (Caffieaux, Van Lint, 2006 ; Goigoux, Cèbe et Paour J.L., 2004).

De la consience métaphonologique à la compréhension du principe alphabétique

L’enfant va donc devoir apprendre, dans le cas de la lecture, à faire la correspondance entre des graphèmes (lettre ou groupe de lettres) et des phonèmes et, dans le cas de l’écriture, des correspondances entre des phonèmes et des graphèmes. Pour ce faire, il a besoin de développer une conscience métaphonologique mais également de comprendre le principe alphabétique, c’est-à-dire comprendre que les sons (les phonèmes) sont représentés, dans notre écriture alphabétique, par une ou, parfois, plusieurs lettres. Il ne s’agit évidemment pas d’enseigner à l’école maternelle ces correspondances de manière formelle mais d’amener les enfants à percevoir ce lien à partir d’un nombre réduit de correspondances graphème-phonème en se basant, par exemple, sur les prénoms des enfants de la classe.

Ferreiro (2000) a travaillé sur la question des différents niveaux de conceptualisation du système d’écriture aboutissant à la prise de conscience du principe alphabétique. Elle a demandé à des enfants d’âge préscolaire d’écrire un mot en particulier. Elle a analysé les productions et a pu définir quatres niveaux de conceptualisation. Chez les enfants qui se situent au niveau présyllabique, il n’y a pas encore la compréhension que l’utilisation des graphies est en lien avec la chaîne sonore da la langue parlée. Il n’y a donc, dans leur production, pas de relation oral/écrit. Au niveau syllabique, les enfants ont compris que l’écrit repose sur une analyse sonore et font l’hypothèse qu’à une syllabe correspond une graphie. Le troisième niveau est le niveau syllabico-alphabétique. Les enfants cherchent à repérer des unités plus fines que la syllabe mais ils n’y parviennent pas toujours et continuent en partie à associer une graphie à une syllabe. Le dernier niveau est le niveau syllabique : les enfants font correspondre les phonèmes et les graphèmes, même s’ils font parfois encore des erreurs.

S’appuyant entre autre sur les recherches de Ferreiro, des études (Sirois, Boisclair et Makdissi, 2008, Saada-Robert et Christodoulis, 2012) montrent qu’il peut être intéressant de travailler avec les élèves, dès l’école maternelle, la relation entre la lecture et l’écriture par l’intermédiaire de l’écriture « inventée » ou « émergente » ou de la dictée à l’adulte.

Ecrire à l’école maternelle

L’écriture « inventée » ou « émergente » offre l’occasion aux élèves d’entrer dans le monde de l’écrit sans attendre de savoir lire, de mieux différencier l’oral de l’écrit, de différencier le texte de l’image (le signe graphique du symbole pictural), de prendre conscience de la nécessité de connaitre les lettres pour écrire et lire mais aussi d’analyser la forme des lettres et de s’exercer aux gestes graphiques (Zerbato-Poudou, 2014). Les élèves sont amenés à essayer d’écrire des mots qu’ils ne savent pas encore écrire. Cette situation-problème les amène à poser des hypothèses sur ce qui s’écrit par rapport à ce qui s’entend. Cette pratique permet ainsi de soutenir l’enfant dans sa découverte du principe alphabétique. Il est évident que lors d’une telle séquence, ce n’est pas la performance qui est recherché mais bien la discussion, les échanges autour des représentations. Les productions peuvent également être examinées au regard de critères graphiques clairement énoncés : « pour que le mot soit réussi, pour qu’on puisse le lire, il faut qu’il y ait toutes les lettres, qu’elles soient bien placées, qu’elles ne soient pas déformées » (Zerbato-Poudou, 2014, P. 211).

Ces mêmes auteurs ne s’arrêtent pas à l’écriture de mots. Ils évoquent également l’intérêt d’amener les élèves dès l’école maternelle à produire des textes courts en utilisant la technique de la dictée à l’adulte. Cette activité amène les élèves à prendre une position d’auteur et d’approfondir les différences entre l’oral et l’écrit, à énoncer un « oral écrivable ». À nouveau, même si l’objectif est de produire une phrase ou un texte, c’est la co-construction et les négociations, les discussions que cela implique qui sont intéressantes dans la mesure où elles permettent aux élèves de se représenter l’acte d’écrire (choix des mots, structure syntaxique, fonctionnement de la langue écrite, familiarisation avec des termes métalinguistiques du type histoire, début, fin, phrase, mot, lettre,…).

Ainsi, prendre à un moment le rôle d’auteur permet à l’enfant de recevoir différemment les textes des autres auteurs, ceux des albums de jeunesse par exemple.

Lire, c’est comprendre

À propos, deux des quatre grandes composantes en jeu dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture tout au long de la scolarité mise en évidence par Goigoux et Cèbe (2006) n’ont pas encore été évoquées : la compréhension des phrases et des textes et la familiarisation avec la culture écrite (ses œuvres, ses codes et ses pratiques sociales).

Il s’agit sans doute, là, des compétences les plus régulièrement exercées à l’école maternelle, comparativement aux autres. En effet, cela fait longtemps que les enseignants perçoivent l’intérêt de confronter les élèves à des histoires à travers les albums de jeunesse. Néanmoins, il peut être intéressant de se pencher sur cette tradition bien ancrée et d’en examiner les enjeux. Deux aspects sont à questionner: comment choisir l’album et comment l’exploiter ?

Le choix d’un album s’appuie souvent sur le « thème » du moment. Devanne (2014) nous met cependant en garde. Pour cet auteur, les activités répétées au rythme des saisons, des anniversaires et des fêtes du calendrier, comme le travail par « thème », ne sont pas favorables pour permettre aux élèves d’apprendre à penser au sens où « penser, c’est créer des liens » (Devanne, 2014, P.179). Dans une logique d’apprentissage culturel, Devanne nous invite à choisir et réunir des albums sur base desquels des pratiques comparatives sont possibles : comparaisons fécondes sur les illustrations, la typographie, la mise en page, le format et sur des composantes linguistiques majeures comme les variantes de la « ritournelle », le lexique,…. « À plus long terme, apprendre à penser les textes et la langue, c’est apprendre à rapprocher, à grouper, donc à différencier, des formes narratives, des compositions de textes informatifs : c’est par de telles pratiques comparatives que l’enfant peut prendre progressivement pouvoir sur les objets de lecture qui lui sont proposés, et développer à leur égard une première clarté cognitive » (Devanne, 2014, P.180).

Pour ne pas conclure

La fréquentation de l’école maternelle est favorable à la réussite en primaire.
Cet enseignement participe statistiquement à la réduction de la difficulté scolaire à l’entrée à l’école primaire. Néanmoins, non seulement les enfants qui échouent en début de scolarité primaire sont très nombreux, mais aussi ils se recrutent principalement dans les milieux sociaux défavorisés (Caffieaux, 2011). La plupart du temps, il n’y a pas de handicap « en soi ».

C’est à l’école et dans les situations qu’elle impose que certains enfants paraissent connaitre des difficultés d’adaptation. Un enfant qui apprend n’est pas seul face à un objet de connaissance. Pour comprendre les difficultés de certains, il faut interroger l’ensemble des circonstances, des pratiques scolaires dans lesquelles sont mises en œuvre les activités cognitives. Les réflexions autour de l’entrée dans l’écrit à l’école maternelle proposées dans ce texte vont dans ce sens mais sont bien évidemment loin d’être exhaustives. Chaque compétence évoquée mériterait un long développement du fait des nombreuses problématiques qu’elle pose. Il s’agit d’un domaine d’exploration vaste et passionnant.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Identifier désigne « le processus par lequel un lecteur associe un mot écrit qu’il a sous les yeux (par exemple, « loup ») à une signification (l’animal féroce des contes pour enfants) (Goigoux et Cèbe, 2006, p.19).