L’éti-quête identitaire du sujet

Dans le domaine de la psychopathologie, poser un diagnostic peut s’avérer très éclairant dans la conduite à tenir avec un sujet, mais s’en contenter peut faire écran à toute tentative du sujet de s’inscrire autrement dans le discours de l’Autre.

C’est là que le diagnostic devient étiquette, stigmatisante et caricaturale, déteignant sur le sujet qui s’en fait alors un manteau identitaire. Le danger de l’étiquette apparait, selon nous, au moment où le sujet s’en empare car trop souvent il devine ce qui est dit de lui, quand cela ne lui est pas rapporté directement. Il s’agit d’expliquer ici, à travers trois exemples, de quelle façon un sujet peut jouir de l’étiquette qu’on lui colle, l’assignant ainsi à une place intenable qui le déresponsabilise et l’empêche d’élaborer quoi que ce soit de subjectif puisqu’on lui a dit qu’il était malade.
« Je suis extrême limite »

La première fois que je rencontre Bertrand dans le cadre d’un centre pour jeunes adultes en grande rupture, il m’annonce qu’il est dans un bon jour. « Mais, me prévient-il, parfois, je peux être violent et là, il faut pas trainer dans mes pattes. » Puis, il me conte sa passion pour les voitures tuning auxquelles, dit-il, on rajoute des accessoires pour aller toujours plus vite. Sans transition, Bertrand m’explique avec un grand sérieux qu’on lui a dit qu’il avait une personnalité borderline [1]« État limite » en français, nosographie assez ambiguë qui renvoie à une pathologie de la personnalité à la frontière entre la névrose et la psychose. et que c’est pour cette raison qu’il ne se contrôle pas. Je lui demande alors ce que signifie « borderline ». Il me répond en jubilant que cela veut dire « extrême limite » !

Sa traduction m’apparait très éloquente quant à son comportement qui, systématiquement, se joue sur la limite et qui précipite nos interventions sur des sables mouvants. À plusieurs reprises, j’observe qu’il est très souvent sur le point de frapper et qu’il se retient à l’extrême limite du corps de l’intervenant. Par exemple, si je réponds négativement à l’une de ses demandes, il feint de vouloir me frapper : il exécute le geste et s’arrête toujours au dernier moment. De la même façon, mais en mettant cette fois-ci sa vie en jeu, Bertrand traverse subitement la route au moment où une voiture s’avance, une fois de plus à l’extrême limite de se faire renverser. Il est ravi, complètement galvanisé par le risque qu’il vient de prendre. Cela m’évoque le récit d’une collègue à qui il confie vouloir devenir pompier parce qu’il dit avoir « le risque dans la peau. » Et qui plus est, il me dira que la dangerosité est sa « raison d’être. » Nous remarquons ici comment la jouissance se propage dans tout ce qui fait limite ; la jouissance correspondant en psychanalyse à ce qui, tout à la fois, encombre et satisfait un sujet l’incitant à répéter des scénarios qui ne lui permettent pas un plaisir pacifiant. L’idée de vouloir devenir pompier lui permet sans doute d’habiller et de canaliser cette jouissance de la limite par une raison sociale destinée à sauver l’autre. Cependant, là encore, nous observons que la jouissance s’en fait très vite la locataire. Il s’agissait de trouver un moyen de l’accompagner vers un assouplissement de sa pétrification à l’étiquette « extrême limite ».

« Je suis exhibitionniste »

Cette fois-ci, cela se passe dans une maison pour enfants placés par l’Aide sociale à l’enfance française (ASE) pour cause de maltraitance. Le projet éducatif vise à accueillir ces enfants sans à priori sur une éventuelle pathologie, sans donner trop de consistances au dossier pour mieux entendre comment l’enfant se dit lui-même. Vincent arrive chez nous avec l’étiquette bien lourde d’exhibitionniste pour un enfant âgé de dix ans. Il n’hésite pas à se présenter comme tel, là aussi avec une certaine jubilation. Très vite, on s’aperçoit que ce diagnostic n’est pas sans fondement. Mais Vincent, qui fuit toute introspection, a tendance à coller à tout ce que l’on peut dire de lui, ne sachant certainement pas comment s’identifier autrement que par les mots de l’autre. Par exemple, on a pu remarquer qu’il s’occupait très souvent des allées et venues de chacun. Il a alors été qualifié de concierge du lieu de vie, ce qui a eu pour effet de redoubler cette tendance. L’étiquette semble opérer comme un rôle qu’on lui assignerait qu’il illustre alors à la perfection et de manière très théâtrale. De plus, son père lui a dit qu’il était fou, meilleure façon de le déresponsabiliser de tous ses actes et de l’entrainer à refuser tout devoir ou toute contrainte. Nous remarquons ici, de manière plus générale, qu’il s’agit d’être très prudent avec les mots que l’on emploie pour qualifier un enfant, mots dont il peut vite devenir l’esclave. Dans son parcours chez nous, Vincent tente quelques pas vers l’autre, mais sans pouvoir se dévêtir des étiquettes qui l’ont habillé jusqu’à présent comme si, sans elles, il ne pouvait plus être quelqu’un. Il semble, pour le moment, refuser de se faire un nom propre.

« Je resterai malade »

Dans cette maison, vit aussi Brandon, un enfant âgé de neuf ans qui a fait un long séjour en hôpital psychiatrique, autre étiquette identitaire dont il est bien difficile de se départir. Brandon a été retiré de sa famille parce qu’il a subi, entre autres, des abus sexuels de la part de son père. À son arrivée, nous ignorions qu’il était sous traitement neuroleptique. Très vite, nous sommes confrontés à des crises très violentes où Brandon refuse d’être touché même quand il s’agit de le soigner. Il va même jusqu’à se mutiler mais toujours dans le champ de notre regard. Au cours de l’une de ses premières crises, Brandon nous clame qu’il ne changera pas parce que, dit-il, « Je resterai malade ! » Il ne s’agit pas ici de décider de la pathologie de Brandon mais de discerner en quoi il se sert de la maladie qu’il dit avoir pour se défendre de l’Autre et de ses demandes. À travers le comportement qu’il nous donne à voir, nous pourrions dire que Brandon s’identifie à l’étiquette qu’on lui a donnée et qu’il se voue à l’alimenter. Dans le premier temps de son séjour chez nous, il se présentait parfois un peu sur le versant « débile » de l’innocent qui n’entend pas, position bien commode pour ignorer la loi de la communauté. Nous remarquions aussi qu’à certains moments, il avait de gros problèmes d’élocution. De mon côté, j’étais frileuse à l’idée de toucher cette étiquette défensive qui recouvrait peut-être le pire. Mais, progressivement, l’équipe lui a fait remarquer que nous n’étions pas dupe de ses stratégies et que nous le trouvions bien malin. En plus de créer une certaine complicité dans la relation éducative, cela semble lui avoir procuré un grand plaisir. Cette remarque a été entérinée par une rencontre avec un pédopsychiatre qui lui a expliqué qu’il n’était pas malade mais qu’il avait beaucoup souffert. Immédiatement, nous avons pu constater un changement radical dans sa position subjective : la défense ayant chuté, cela a déclenché un torrent de violence dirigé vers les autres et vers l’institution. Mais Brandon a également retrouvé une énonciation plus singulière lui permettant de se faire mieux entendre de l’autre même s’il l’exprime dans la violence. Aujourd’hui, Brandon entreprend un travail psychothérapeutique que nous tentons d’accompagner par des interventions pleines de détours quant à son réel mais toujours connectées à la loi.

D’une part, l’exemple de Bertrand illustre en quoi une étiquette peut venir nourrir une pathologie qui dédouane le sujet de responsabiliser ses actes à minima et dans laquelle il peut se complaire. Les deux derniers cas témoignent, d’autre part, de traumatismes réels vécus par des enfants, traumatismes qui n’ont pas de nom et qui entravent toute tentative de construction identitaire du sujet. Là où il n’y a justement pas de nom pour nommer l’insupportable, l’étiquette pathologique peut servir à inscrire la souffrance d’un sujet sur un versant défensif dans le cas de Brandon ou à habiller un enfant aux prises incessantes avec le regard de l’Autre dans le cas de Vincent. Dans tous les cas, là où le sujet est pétrifié par les mots de l’autre, il s’agit de le soutenir dans une quête identitaire la plus singulière possible.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « État limite » en français, nosographie assez ambiguë qui renvoie à une pathologie de la personnalité à la frontière entre la névrose et la psychose.