Enseignante en 3e professionnelle « Services sociaux », j’y donne des cours de français et d’expression orale. Le cours de français doit, dans une partie consacrée à la formation humaine, compenser l’absence de cours d’histoire-géo ou d’étude du milieu.
Les élèves qui fréquentent ce degré ont un rapport difficile au savoir, au langage et à l’écrit. Leur histoire personnelle, souvent fort bousculée, les contraint à vivre au jour le jour, avec des repères spatiotemporels très limités. Un de mes soucis est d’introduire dans mes cours des dispositifs qui, par l’oral et l’écrit, per-mettent d’approcher l’Histoire et sont susceptibles de les pousser à s’en sentir partie prenante, avec un passé, un présent et un futur.
Pour Charlot[1]Bernard CHARLOT, Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Anthropos, Poche Éducation, Paris, page 73, 2002., les rapports que nous entretenons avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde jouent un double rôle : ils servent à nous définir, à nous donner une place, à être actifs. Mais ils servent aussi à construire le savoir. Comment un savoir est-il reconnu en tant que tel, sinon par son inscription dans une histoire collective et sa soumission à des processus collectifs de validation, de capitalisation et de transmission ? « Le rapport au savoir est un rapport social au savoir : on ne peut s’approprier ce savoir que si, soi-même, on rentre dans un rapport au monde collectif à l’origine de ce savoir ».
Depuis quelques années, le cours d’expression orale me sert d’appui à ces objectifs de construction collective du savoir et d’utilisation réfléchie du langage et de l’écrit. J’amène un thème qui me semble porteur, lié d’une façon ou d’une autre à l’actualité. Mes supports d’activités (dictées, lectures, textes d’information…) nourrissent mon cours de français, d’abord de façon implicite, puis progressivement explicite.
Le texte de théâtre -qui figure dans l’encadré au-dessus de cet article- est un extrait de la pièce qui a été rédigée par les élèves de 3e durant l’année 2005-2006. Elle traitait des caractéristiques de vie des adolescents de la classe qui, après un passé souvent difficile, se retrouvent dans l’enseignement professionnel, dans une section qu’ils ont rarement choisie. L’objectif était de mettre des mots et d’échanger sur ce passé, puis de réfléchir aux futurs possibles. Quand on n’a pas eu de prise personnelle sur son passé, qu’on se retrouve dans une section qu’on n’a pas choisie, sans maitriser la lecture ni l’écriture, comment conférer du sens au présent et projeter son avenir ?
L’intérêt, et la difficulté de cette démarche résident dans le passage de l’histoire personnelle au concept, du concret dans la compréhension d’un phénomène de société. L’histoire d’Ana, si personnelle soit-elle, est représentative de l’histoire d’une partie des jeunes de son âge. Elle nous parle de la condition des enfants dans certains pays d’Afrique où, séparés de leur famille, ils souffrent d’inégalités, ne peuvent être scolarisés, doivent travailler… Le concept de « droit de l’enfant » n’a pas de sens pour Ana en Angola. Son histoire retrace également le parcours difficile de ses parents qui ont émigré seuls, puis qui ont essayé de réunir leurs enfants après des années de séparation. À partir de là, nous pouvons établir des relations avec le parcours des autres élèves de la classe, dont beau-coup sont issus de l’immigration, et rentrer dans l’histoire de l’immigration en Belgique. J’essaie d’arriver à une théorisation à partir des histoires concrètes, théorisation que j’intègre dans la partie « formation humaine » du cours.
Allier l’oral à l’écrit procure du sens à l’écrit et, pour quelques-uns, une utilité à l’orthographe. Je ne relie le cours de français à celui d’expression orale qu’au 2e trimestre. Avant de proposer le travail de rédaction, il faut qu’ils s’amusent grâce au théâtre. Le cours est d’abord très ludique : nous faisons les clowns, de l’impro, j’utilise des textes très courts. À d’autres moments, je cadre mes exigences différemment : lectures systématiques, dictées, poésies à mémoriser, beau-coup de travaux cotés strictement. Et j’initie les élèves au conseil[2]Conseil de pédagogie institutionnelle. En pratique, j’amène un cahier en classe en septembre, dans lequel je les stimule à écrire leurs plaintes et revendications. Au bout d’un temps, … Continue reading : on parle de ce que l’on fait et on se met d’accord sur un fonctionnement du groupe.
En janvier, j’introduis l’idée de rédiger le texte de notre pièce. Les élèves s’entrainent à jouer ce qu’ils veulent exprimer. Progressivement, grâce à la critique du groupe et au jeu théâtral, l’expression spontanée se transforme en un texte plus riche, plus réfléchi, plus construit, qu’il faut écrire pour ne pas oublier. Certains élèves rédigent des suites chez eux, me les amènent. Ils les jouent en classe. Le texte est construit et validé ainsi, de réplique en réplique. Tous ne participent pas activement à l’écriture, ou difficilement au jeu théâtral. Au conseil, nous discutons de la place que chacun devrait prendre dans la pièce. Des élèves vont alors s’occuper de la technique : éclairage, sonorisation… Certains veulent un rôle important, mais sont irréguliers en classe : ils sont obligés par le groupe de clarifier leur engagement.
Nous avons présenté notre pièce une fois au festival de théâtre scolaire de Seraing le 10 mai 2006, et dans notre école une semaine plus tard. C’est chaque fois un grand moment de reconnaissance pour les élèves. Très fiers de leur performance, ils seraient d’accord alors de multiplier les représentations ! Cette façon de travailler rencontre les objectifs communicationnels[3]Lire-écrire-parler-écouter. Programme Fesec Formation commune, 2e et 3e degrés professionnel, D/2002/7362/3109, p.48. du cours de français-formation humaine. Elle « favorise des attitudes positives et actives face à la lecture, l’écriture, l’écoute et la parole ». La prise de parole par les jeunes, leur prise de pouvoir sur leur histoire ainsi que la mise en évidence de liens avec l’Histoire me satisfont. Je regrette néanmoins que, malgré l’émulation apportée par la réalisation pratique de la pièce, tous ne se sentent pas concernés par l’écriture et encore moins par l’orthographe. S’y attarder nuirait à la dynamique du projet et l’échéance des représentations nous pousse à négliger cet aspect.
Notes de bas de page
↑1 | Bernard CHARLOT, Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Anthropos, Poche Éducation, Paris, page 73, 2002. |
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↑2 | Conseil de pédagogie institutionnelle. En pratique, j’amène un cahier en classe en septembre, dans lequel je les stimule à écrire leurs plaintes et revendications. Au bout d’un temps, à leur demande, ce matériau de plaintes et revendications est traité en groupe dans une réunion, le conseil, qui se réunit par la suite avec une certaine fréquence. Les élèves y occupent des fonctions (présidence, secrétariat tableau, secrétariat cahier…), apprennent à y prendre la parole, à assumer des responsabilités, à supporter un délai entre un problème et sa résolution… |
↑3 | Lire-écrire-parler-écouter. Programme Fesec Formation commune, 2e et 3e degrés professionnel, D/2002/7362/3109, p.48. |