Créer un lieu didactique pour réparer les enfants (de tous âges) blessés, « brisés », par les mathématiques.
Devant la légitimation imbécile (j’ose le mot) de l’analphabétisme mathématique par les médias, qui donnent, au quotidien, une image exécrable des mathématiques et de leur enseignement (caricatures grotesques, fierté d’être nul en maths…), il est de notre devoir, à nous enseignants, de dénoncer cette vulgarité, tant auprès des enfants que des parents.
La bosse des maths ça n’existe pas, les nuls en maths non plus : notre société colporte à tort des idées reçues bien lourdes de conséquences.
Après de nombreuses années de pratique de l’enseignement des mathématiques aux niveaux secondaire et supérieur, un constat, douloureux pour moi, persiste. Que d’enfants, d’adolescents et d’adultes, redoutant les mathématiques, angoissés par ces cours, se sentant irrémédiablement nuls dans cette matière !
Au sein de mes cours de mathématiques de la 1re à la 3e année de bachelier normale primaire, une question n’a cessé de m’interpeler. Que faire pour ces étudiants (près de 50 % en 1re année) qui sont passés, vaille que vaille durant 6 à 12 ans, au travers des mailles des filets mathématiques et qui, dans leur futur métier, seront amenés à les enseigner tous les jours de leur carrière ? Comment lever leurs inhibitions, apaiser leurs craintes, et leur faire vivre autrement l’entrée dans l’apprentissage de cette science ? Comment leur faire prendre conscience qu’un enfant échouant en mathématiques à l’école primaire traduit un réel dysfonctionnement de l’enseignement ? Mesure-t-on la souffrance que peut être celle d’un apprenant obligé d’accepter des concepts (alors que ce n’est pas le rôle de l’école primaire de conceptualiser), d’ingurgiter des règles qui lui sont aussi obscures qu’absurdes, de les restituer et de les utiliser « à bon escient », alors qu’aucune construction de sens, de « bon sens » n’a accompagné son apprentissage ?
Dans mon cours de mathématiques, il m’a toujours paru inconcevable de ne pas travailler théorie et didactique en parallèle : une notion ne peut prendre de sens si elle ne s’appuie pas sur des pratiques réelles.
Ainsi, en abordant avec mes étudiants les notions relatives aux grandeurs mathématiques, balances, bouteilles, ficelles, sachets de farine, sabliers… se sont rapidement accumulés dans mon armoire. Dans l’étude des systèmes numériques (décimal ou autres), pois chiches, pailles, allumettes… viennent s’ajouter à ce matériel « mis sous clé ». C’est là que m’est apparue l’évidence du besoin de regrouper tout ce matériel en un même « autre » lieu, permettant aux étudiants de retourner aux manipulations réalisées en cours.
L’instrumentarium didactique était né. L’instrumentarium, c’est un laboratoire de mathématiques qui a pour objectif de développer chez les étudiants futurs instituteurs, des compétences mathématiques et didactiques leur permettant de concevoir des leçons de mathématiques porteuses de sens, où toute notion nouvelle est abordée et vécue en contexte. Ce lieu se veut un lieu de créativité, où l’on éprouve du plaisir.
L’utilisation progressive de matériel didactique place les étudiants en réelle situation d’apprentissage. Leurs manipulations ouvrent désormais la porte au questionnement : les « pourquoi, comment » surgissent, les vérités mathématiques absolues s’ébranlent et font place au doute : on n’accepte plus de règles venant « d’on ne sait où », on remonte à une construction sensée des notions, au besoin de les comprendre ! Il s’agit d’entrer dans le plaisir et l’intelligence de la construction des savoirs et, dans cette optique, toute notion mathématique ne peut découler que d’un besoin de résoudre une situation de vie réelle.
À l’instrumentarium, on se demande s’il est nécessaire de faire « comme si », alors que l’on peut tout simplement « faire ». Au problème classique du manuel prétendu de « mises en situation » (sachant que la cour de récréation mesure 25 m par 15 m, calcule son périmètre et son aire), les étudiants substituent l’action de prise de mesures, de choix des unités et des outils adéquats. Ils découvrent les fondements du système numérique décimal à partir d’un abaque matériel (fagots de 10 uns, paquets de 10 fagots de 10 uns,…), ils construisent par manipulations le sens du report et de l’emprunt dans les opérations de base, ils se créent (enfin) une représentation mentale correcte des unités de mesure en les construisant de leurs mains. Après pareille formation, jamais plus ils n’enseigneront des tableaux de conversion totalement dépourvus de sens, de bon sens.
Pour équiper l’instrumentarium, il a suffi de regrouper du matériel déjà présent dans l’établissement, d’acheter quelques instruments de mesure, de récolter au jour le jour tout ce qui ne coute rien et d’y ajouter du matériel moins usité dans les écoles (engrenages, robots LEGO…), espérant ainsi éveiller la curiosité des étudiants, en leur ouvrant d’autres perspectives. C’est ainsi que le quotidien entre dans la vie des mathématiques, les mathématiques ont enfin une réalité tangible.
À l’instrumentarium, les étudiants sont vivement invités à développer leur créativité et à construire leur propre matériel : clous, planches, vis et marteaux, vrilles ou cordelettes sont à leur disposition. L’armoire à outils contient tout ce qu’il faut au constructeur de géoplans, de leviers, de plans inclinés…
Il était fondamental que l’instrumentarium, de par son « esthétique », son environnement, mette les étudiants en appétit, que ce lieu provoque l’étonnement, éveille la curiosité et le désir de découvrir. Tout le matériel est disposé et organisé sur des étagères (plus rien sous clé), on peut toucher, démonter (et remonter). La richesse, tant d’un lieu que du matériel provient simplement de leur charge d’intelligence et de sens. Une bibliothèque d’ouvrages de référence théoriques et pratiques y est à disposition.
Mais l’instrumentarium n’est pas une salle de cours ! Il s’agit d’un lieu « autre », un local en libre accès aux étudiants, sous leur responsabilité. Ils viennent y expérimenter le matériel, y élaborer leurs leçons sur base de leurs propres outils. Tous les enseignants concernés peuvent s’y rendre librement, au gré des besoins didactiques au sein de leurs cours. Des journées de formation continuée y sont aussi organisées.
L’instrumentarium ne pouvait devenir vivant, sans qu’il ne soit habité d’une réelle pratique de terrain. C’est ainsi que, dans le cadre des ateliers de formation professionnelle, nous avons choisi, en collaboration avec certains professeurs de psychopédagogie, de permettre aux étudiants de tester les compétences acquises, en situation d’enseignement, en invitant des classes de l’école primaire à venir travailler à l’instrumentarium. Les étudiants prennent alors en charge l’intégralité du travail du maitre : invitation, accueil, encadrement, présentation des activités et enseignement dans les ateliers préalablement préparés. Les jeunes invités y découvrent ou redécouvrent par manipulations des notions mathématiques inscrites dans des défis. Une démarche pédagogique constructiviste, du matériel riche et varié, donnent aux enfants et aux étudiants l’occasion de pratiquer des mathématiques actives. Ces micros activités d’enseignement, fort appréciées par tous, sont porteuses de grandes satisfactions, mais aussi de doutes et de questionnements : elles sont dès lors prolongées par une autoévaluation et une analyse collégiale aux niveaux théorique et pratique, donnant lieu à des corrections et des ajustements.
Je ne saurai terminer cet article sans exprimer la joie que m’ont apportée les animations dans ce laboratoire de recherche. Cette joie est celle que nous avons tous ressentie en croisant le regard d’un enfant dans lequel se lit la beauté et la grandeur d’un cerveau en plein apprentissage. Pour moi, ce plaisir fut aussi celui de voir apparaitre, au fil des mois et des années, sourire, détente voire enthousiasme sur le visage de certains étudiants ayant enfin lâché leurs angoisses et découvrant, eux aussi, le plaisir d’enseigner les mathématiques jadis tant redoutées.
Pour de plus amples informations : http://instrumentarium.defre.be
_ rvdedfeheb@yahoo.fr.