L’idée de départ n’était pas tant de faire un lien direct entre aménagement d’un local et conceptions pédagogiques, mais on y arriva vite.
Le contexte. J’avais conçu cette activité à tâche dans le cadre de la formation pédagogique de diplômés de l’enseignement supérieur artistique. Le groupe était composé de 20 personnes de formations sensiblement différentes (architecte, graphistes, artistes peintres, designers, photographe, illustratrice…) ayant un but commun : obtenir le CAP (Certificat d’aptitude pédagogique).
Une des richesses de ce groupe était son hétérogénéité marquée (comme c’est souvent le cas dans les formations de promotion sociale) à plusieurs niveaux : outre les différences de formations, les âges des participants allaient de 22 à 54 ans. Les expériences étaient donc aussi très différentes : certains (les plus jeunes) considéraient cette formation comme une « suite logique » de leur graduat, tandis que parmi les ainés, certains venaient en formation continue, d’autres pour obtenir ce fichu papier qui leur promettait une meilleure pension. À propos d’enseignement, certains ne l’avaient vécu qu’en tant qu’élèves, d’autres en tant que parents d’élèves, d’autres, encore en tant qu’enseignant (Pierre par exemple, enseignait depuis 27 ans déjà).
Bref, un microcosme idéalement hétérogène pour confronter les différentes représentations et de là, construire les apprentissages.
Les intentions étaient doubles :
Le déroulement de l’activité
Cet exercice s’est déroulé en deux temps :
Un temps de mise au travail, par groupes de trois ou quatre. Les apprenants devaient élaborer le plan d’une classe dite « de créativité » (voir Consignes aux participants) en fonction d’un matériel donné (voir Matériel disponible) et d’un plan de classe à l’échelle 1/10. Des observateurs prenaient des notes selon une grille d’observation (voir Consignes aux observateurs).
Un temps d’analyse lui-même structuré en plusieurs parties : présentation des plans des locaux et argumentation des choix ; analyse comparative des processus : présentation par les observateurs des faits observés, ressenti des participants, discussion de groupe (nouvelles représentations, hypothèses…) et éclairages théoriques. L’analyse des plans (produits) et des processus ont fait prendre conscience au groupe des valeurs individuelles, communes et collectives (tendance à la reproduction, transmission…).
Représentations, conflit socio-cognitif et apprentissage
En sous-groupe, les participants ont donc été forcés – parce qu’ils avaient une tâche à réaliser – de confronter les représentations qu’ils avaient de « la classe idéale » et donc de la place du prof, du rôle de chacun, de la fonction des murs et des objets, etc.
La mise en conflit socio-cognitif des différentes représentations a permis d’entrer dans la construction de pas mal d’apprentissages.
Un observateur rapporte :
– « Dites, je peux vous dire d’expérience (tout de même ça fait 27 ans que j’enseigne !) que la meilleure disposition pour les bancs, c’est face au tableau, face au prof, quoi ! »
– « Pourtant, moi j’ai toujours préféré quand les bancs étaient en « U », c’est beaucoup plus convivial. »
– « Oui, dans le supérieur, c’est bon, mais dans le secondaire ou le primaire, c’est vite le bordel. »
Un autre observateur dans un autre groupe :
– « Tu ne vas pas me dire que ça a du sens de faire des petits paquets de tables. Tu vas juste susciter le bavardage, et favoriser les clans. »
– « Rien n’empêche de changer les groupes régulièrement, en fonction des activités, ou des intérêts. »
– « T’imagines le bordel, ça ne marchera jamais. »
– « Personnellement, pour certains travaux, je trouve que c’est la disposition idéale, je pratique comme cela depuis plusieurs années. »
– « Et moi en stage, j’ai vu fonctionner comme ça, c’était vraiment génial. Évidemment c’était en maternelle. »
Des représentations émergent :
« C’est mon expérience qui me fait dire que la meilleure disposition, c’est face au prof. » Cette « idée reçue » peut conforter Pierre dans sa pratique, d’autant plus que d’autres la portent probablement aussi (des participants ayant bien vécu ce genre de situation en tant qu’élève ; des participants ayant une grande foi dans « l’expérience de l’expérimenté »).
Trois éléments étaient à mon sens à déconstruire-reconstruire dans cette représentation : la certitude que c’est l’expérience qui détermine la façon d’enseigner ; l’idée reçue ou construite que le rang d’oignon est la disposition la plus efficace ; enfin, travailler sur la position du prof (position physique, mais aussi hiérarchique, son rôle, ses fonctions).
Ces représentations se confrontent à d’autres :
« Personnellement, pour certains travaux, je trouve que faire des groupes de tables, c’est la disposition idéale, je pratique comme cela depuis plusieurs années. » (Marielle enseigne en secondaire). Maintenant la notion d’expérience peut prendre un autre sens et être remise en cause, une autre expérience nous dit le contraire. Ceci apparait évidemment dans la discussion de groupe. Mais les représentations ont la vie dure, donc Pierre revient à la charge avec son expérience à lui : « écoutez, j’enseigne en graduat, toi tu parles du secondaire, c’est tout de même fort différent ». Rappelons alors d’autres représentations : « oui, dans le supérieur, c’est bon, mais dans le secondaire ou le primaire, c’est vite le bordel ».
Bref, chacun essaie de se justifier tantôt par rapport à l’expérience, tantôt par rapport au niveau d’enseignement. Certains situent leur avis par rapport à la relation pédagogique (c’est le bordel, ça fait des clans, c’est convivial), d’autres par rapport à l’apprentissage (face au prof, selon le type d’activité).
Mais alors si ce n’est l’expérience qui me fait dire ça… c’est quoi ?
Hypothèses et questions à partir du travail des observateurs : et si c’était mon système de valeurs et mes conceptions de l’enseignement qui orientaient ma façon de concevoir la classe ? Ah bon, tous les profs n’ont pas le même système de valeurs ? Nous creusâmes cela plus tard.
Les plans de classes
Une des propositions montrait une classe dans laquelle les choix possibles étaient très variés, le matériel était accessible aux enfants, où les différentes activités étaient proposées sous forme d’ateliers, où les espaces étaient variés et pas toujours visibles du maitre, où des cimaises étaient prévues pour l’accrochage des travaux et où le maitre n’avait pas une place différente de celle des élèves. Un autre groupe proposait un local classique dans lequel la sécurité était mise en évidence (fenêtres, eau, électricité). Le troisième groupe montrait un local où les élèves étaient tous regroupés autour d’une table à proximité du bureau du maitre (placé sur une estrade). Seul un tableau noir était visible dans ce local ; tout le matériel était enfermé dans des armoires dont seul le maitre possédait la clef.
Nous avons mis en parallèle les différents plans et les valeurs qu’ils véhiculent, avec des pédagogies de référence (Freinet, traditionnelle, fonctionnelle…). Au départ en mettant des mots dessus : c’est classique, traditionnel, militaire (tiens, l’école caserne), libre, ouvert-fermé, anarchie… Certains évoquaient des noms déjà entendus (pédagogie Freinet).
L’apprentissage se poursuivit lors de séquences suivantes ou nous pûmes expérimenter diverses situations d’apprentissage et comparer certaines variables en fonction de la disposition des tables et chaises : en disposition frontale, où apparut évidente la prédominance de l’enseignant tant dans son rapport au pouvoir que dans son rapport au savoir et où il était difficile que les apprenants aient un réel rôle d’acteur-chercheur ; la disposition en sous-groupe apparut assez clairement comme facilitatrice de l’apprentissage, les élèves prenant la part active et l’enseignant devenant alors observateur ; des dispositions plus flexibles favorisant la non-directivité chère à Rogers.
Après l’activité
L’analyse de cet exercice a fait prendre conscience à la plupart des apprenants de leurs propres valeurs et de celles qui sont véhiculées dans les différents types de pédagogies. Nous touchions à l’idéologie, au sens premier de la pédagogie. Cette prise de conscience a, entre autres, eu comme effet que les apprenants, lors d’une journée dont ils avaient l’entière responsabilité (conception, organisation, animation et évaluation), se sont présentés les différents pédagogues qu’ils avaient choisi d’étudier (Steiner, Rogers, Neill, Freinet, Montessori et Decroly). Quelques mois plus tard, en fin de formation, tous les apprenants dans leurs préparations de séquences d’apprentissage, faisaient mention des valeurs sur lesquelles s’appuyaient leurs choix méthodologiques et didactiques. Il s’agissait de concevoir non seulement en fonction d’objectifs à atteindre (comme il l’est souvent demandé dans un modèle béhavioriste d’apprentissage), mais en fonction de finalités, d’un système valoriel dans lequel peuvent prendre sens des objectifs d’apprentissage (je mets en place ceci comme cela parce que je vise in fine à former des citoyens qui…). Plusieurs TFE cette année-là étaient centrés sur les valeurs liées à la pratique de l’enseignement : « Apprendre la démocratie à l’école et comment l’appliquer par les arts plastiques » ; « L’importance de l’analyse visuelle pour porter un regard critique sur le monde », etc.
Consignes aux participants
– Vous êtes enseignant dans une école primaire.
– Vous et vos collègues avez passé beaucoup de temps à restaurer un ancien local de l’école pour en faire un atelier de création artistique, d’art, de créativité, d’activités manuelles etc.
– Vous devez à présent meubler le local. Du matériel a été récolté par vous et vos collègues ainsi que par l’association des parents.
– Vous serez amené à aller deux ou trois fois par semaine dans ce local avec 20 à 30 enfants de 6 à 12 ans.
– En équipe, vous avez décidé que le matériel dont vous disposez et qui ne rentrera pas dans le local sera offert à l’école voisine dont le public est moins favorisé.
– Vous avez exactement 60 minutes pour fixer définitivement le mobilier sur le plan de la classe pour pouvoir ensuite justifier vos choix à l’association des parents.
– NB : Le petit matériel (petits appareils, câbles, outils) est à votre disposition. Certains de ces objets disponibles peuvent, bien entendu, se superposer (exemples : chaise sous table, table sur estrade, aquarium sur armoire).
– Attention : Pensez à organiser un local agréable, avec de l’espace et des passages. Pensez aussi au côté fonctionnel du local et des différents objets (une armoire, ça s’ouvre, un radiateur ça chauffe, une TV ça se regarde à distance).
Matériel disponible
– 20 tables pour 2 personnes.
– 1 bureau, 1 estrade, 2 éviers, 3 tableaux noirs, 4 panneaux muraux (valves).
– 3 grandes tables, 7 chevalets.
– 4 ordinateurs, 4 imprimantes (dont une couleur), 1 scanneur A4.
– 30 tabourets, 30 chaises à roulettes.
– 1 aquarium.
– 1 frigo, 1 cuisinière avec four.
– 2 tours de potier, 2 établis.
– 1 chaine hi-fi, 6 baffles.
– 1 agrandisseur photo.
– 20 mètres de panneaux à découper (hauteur de classe).
– 1 caméra sur pied.
– 3 armoires vitrines, 3 armoires à 20 casiers, 6 armoires à étagères.
– 1 armoire TV et magnéto.
– 1 batterie (percussions).
– 1 piano.
– 1 bac à sable.
– 1 guignol.
– 1 machine à coudre.
– NB : aucun de ces objets n’entre dans les armoires.
Consignes aux observateurs
– Axe « Valeurs ».
Quelles sont les valeurs qui passent ? Comment cela se passe-t-il ? Les membres du groupe adhèrent-ils tous aux mêmes valeurs ? Quelles sont les différences ? Nuances ?
Pourquoi certains objets sont-ils choisis ? Pourquoi certains objets sont-ils rejetés ?
Quelles sont les attitudes par rapport aux deux sexes ? À l’école voisine ? À l’association des parents ? Aux autres membres du groupe ? À la créativité ?
Quel est l’esprit qui domine ? Qui dirige ? Qui accepte tout ? Se résigne ? Pourquoi ?
La configuration de la classe reflète-t-elle les valeurs défendues ? Pourquoi ? Comment ? Les attitudes des participants sont-elles en adéquation avec leur discours ?
– Axe « Représentation de la créativité ».
Comment les participants envisagent-ils la créativité ? En parlent-ils ? Quelle est leur ouverture ? Sont-ils influencés par leur formation ? Définissent-ils des objectifs avant de commencer l’organisation du local ?