Rendre visible une démarche d’atelier d’écriture en la racontant1 ne dit pas spécialement son invisible, d’où elle vient, sur quels sols elle s’appuie, de quelles pensées elle se nourrit, quelles recherches l’ont portée, à quelles références elle se relie…
Au fil des ans, nous avons composé divers ateliers d’écriture pour le premier degré du secondaire. Composé, oui comme se compose un vitrail, avec le relief de tel objet, avec les couleurs de telles trouvailles, avec les lumières de tels mots aimés, avec l’imprévu d’un petit texte, de l’hétéroclite… Glanages2 aussi en fait. Voulus ou non, sur nos routes de classes et, de préférence aussi, sur d’autres routes et terrains vagues.
Nous, deux collègues professeurs de français, avions envie que nos élèves, en froid avec l’écriture, la découvrent comme une chaude surprise.
Nos façons de cheminer, déjà dans l’avant-projet d’atelier, nous viennent entre autres des nombreuses semaines de création auxquelles nous avons participé avec les inventeurs d’un type d’ateliers d’écriture, Odette et Michel Neumayer3 nourris d’Éducation nouvelle version française.
Entre autres parce qu’au-delà des apports venus d’eux, il y eut tous ceux venus de nos élèves, de nos trouvailles en les écoutant ou tout simplement de nos gouts, envies et intuitions.
Là, dans notre glanage de début se trouve sans doute ce que nos formateurs appelaient la phase d’émergence : un mot inducteur, un objet, une problématique. « Lors de cette séquence, chacun apporte, exprime, écrit son point de vue, son expérience personnelle4 », dans son langage, avec ses expressions. On en fait des fresques ou des cartes postales ou autres choses. Même du théâtre parfois.
Nous, les deux collègues, nous retenions pour cette phase d’émergence, de l’attirant et du rebutant qui auraient bien pu servir nos ateliers : jolies boites à secrets, boites à bijoux, clés de tous genres, cailloux, livres de grands peintres, dessins métaphoriques de plumes à écrire ou de livres volants, lignes venues d’Orient. Et puis les mots de nos élèves : le gros mot savoir de toute façon pour les intellos, les mots du rap, du hip-hop et des tags. Quant aux livres, leurs mots de désamour trop longs : « Oh non, pas lire, plutôt des films, plutôt d’amour… » Sans oublier, entre les coups, les croustillantes insultes. À nos yeux, autant de possibles pour des problématiques et leurs phases d’émergence. C’est en construisant un atelier que nous dégagions des problématiques qui pourraient faire penser… Des petites boites oui, mais pour y mettre quoi ? Qu’est-ce qui peut, doit être secret… ? Ou alors nous avions en tête une problématique de départ. Par exemple : quel est le rapport aux livres de nos élèves ? Et nous voilà fabriquant un atelier « J’entre dans un livre ». Un thème serait « Les livres », c’est-à-dire l’évocation d’un sujet. Une problématique, c’est l’un ou l’autre problème qui se pose à propos de ce sujet. « J’entre dans un livre » (ou pas)
Nous préparions donc notre pain avec des débuts qui pouvaient nourrir, ouvrir des appétits peut-être.
Nos phases d’émergence ainsi émergées pour divers ateliers, il nous restait à voir comment les mettre en action avec les élèves et faire surprise.
Au cours de notre quête glanante, nous n’errions pas sans quelques lignes. Derrière telles envie ou trouvaille se pointait déjà un titre d’atelier, un but à poursuivre, même simple : se donner le plaisir neuf d’écrire. Mais sans rester collé au connu. Karyne Wattiaux5 nous a inspirées dans ce sens : « Pour que les participants puissent se libérer du quotidien et se confronter à un monde différent du leur6, il leur faut les décentrer, les amener à remettre en question leurs certitudes, leur confort d’habitudes mentales. »
Le concept est celui de la rupture. Rupture qui a lieu par la mise en contact avec de l’inhabituel pour le public : des textes poétiques sur feuilles éparses parmi des cailloux, des objets étrangers à une classe (moulin à café ou autre passe-vite), des pages musicales, des pages d’autres écritures, de l’inattendu : x vieilles cartes postales, photos ou reproductions de tableaux mises là comme représentant le savoir, pages de dialogue d’un film, etc.
Et viennent alors des consignes d’écriture par lesquelles peut se tisser le lien entre le langage plus connu de l’oral et le langage plus méconnu, de la langue écrite. Elles participent en quelque sorte à la phase de rupture. Elles laissent voir qu’écrire ce n’est pas mettre de l’oral par écrit. Les consignes sont volontairement et paradoxalement assez ouvertes, c’est-à-dire ouvertes sur divers possibles tant dans leur compréhension que dans leur mise en œuvre.
Un exemple de consigne dans un atelier sur le savoir : chacun aura choisi parmi les cartes postales celle qui pour lui représente le savoir. Chacun y prendra deux ou trois mots qui lui parlent dans cette carte. Et chacun écrira quelques lignes expliquant ce qu’est le savoir, en mêlant à son texte les trois mots et des parties de la carte postale.
À noter que les consignes peuvent contenir des contraintes, mais pas toujours. Une contrainte ce serait peut-être : chacun part d’un verbe, d’un adjectif, d’une indication de saison, etc. Là cela devient volontairement coercitif.
Mais, ensuite, une discussion serait intéressante : « Qu’est-ce que la contrainte a permis d’écrire qu’on n’aurait pas écrit autrement, si on était resté au fil de l’eau ? »
Et une consigne suivante : on passera sa carte et son texte à quelqu’un d’autre. Cette personne arrangera un nouveau texte sur une page A4, en y déposant la carte et en y écrivant quelques lignes qui s’adressent à celle qui lui a donné son texte. Ce nouveau texte commencera par « Alors pour toi, le savoir, c’est… » Il arrive qu’on ajoute de courts textes d’auteurs sur le sujet et que des mots ou bouts de phrases puissent y être pris pour construire un troisième texte à partir des deux premiers.
Dans ces moments d’écriture, c’est l’atelier de l’écrivant. « À partir de l’émergence, riche des points de vue du groupe, de la rupture, les consignes contraignantes entrainent les participants vers une écriture utilisant et traduisant le cheminement parcouru au long de la démarche (phase de reconstruction) 7. »
On l’aura compris, pour ces divers moments d’écriture, avec consignes et éventuellement contraintes, les préparateurs de la démarche auront cherché à composer avec soin des dispositifs permettant d’expérimenter ce langage écrit en s’appuyant sur d’autres langages que l’oral (pictural, écrit), qui permettent à la pensée de se construire dans l’écriture et jamais face à une page blanche.
« Cette production est lue à haute voix au groupe. Elle témoigne du plaisir d’être capable d’écrire, mais aussi des découvertes, des apprentissages réalisés8. »
C’est alors qu’on se dit, dans ces moments de grâce, qu’on a bien fait de glisser, parmi les outils, des textes difficiles, inconnus des participants…
Je me souviens de ce travail à propos d’un film Les enfants du silence que les élèves recevaient comme histoire d’amour. Selon tout un dispositif d’écriture, meilleur pour nous que les « Qu’avez-vous aimé ou pas dans ce film ? », il a été possible à certains d’écrire, par exemple : « Du temps passera, du temps seulement et du temps va venir9… et nous ne saurons pas qui de la femme sourde et de son professeur entendant pourra dire, assez de oui et de non à l’autre. Je suis d’accord avec Marguerite Duras : du temps passera10. »
Les animatrices d’atelier que nous sommes écrivent aussi, participant à chaque étape et lisent leur texte comme chacun des participants. Ce n’est pas toujours possible, mais souvent et en général les élèves sont intéressés, voire ravis de voir comment nous nous y prenons.
Il s’agit encore de voir ce qui s’est passé au cours de l’atelier et de penser à un dispositif qui pourra recueillir, à ce propos, des mots d’analyse réflexive qui ne soient ni simplistes ni banals.
C’est un moment qui peut se vivre par la parole et ensuite même encore par un morceau d’écriture pour poursuivre nos intentions de faire avec elle.
On recherchera ce qui nous a permis d’écrire, en faisant le tour des étapes, ce qui peut nous donner envie d’écrire encore, et même pourquoi pas, quelle consigne était dure, quelle autre moins, quelle consigne on pourrait imaginer encore pour tel atelier.
On redira comment on a trouvé des mots, ce qui s’est passé avec les textes supports, avec les dessins supports, avec les moments en duo ou plus.
On s’arrêtera aussi aux problématiques abordées, par exemple, à propos des savoirs : que disons-nous dans nos textes ? À quelles compétences donnons-nous ce nom ? Pourquoi ? Pour qui ? Qu’avons-nous découvert à ce sujet ? Etc.
Et, enfin, si la chose se dessine, on cherchera comment faire recueil des textes produits.