La démocratie aux mains des lobbies privés

Pacte pour un enseignement d’excellence : le consultant McKinsey, chargé de faire l’évaluation du cout et de la pertinence des initiatives issues du processus participatif, est financé par les fonds privés de deux fondations. Personne ne semble s’en émouvoir. Que nous révèle cette procédure ?

Une procédure de 8 000 000[1]l’Écho du 16 avril 2016. qui, de l’a­veu de la ministre Marie-Martine Schyns dans sa réponse à l’interpellation parlementaire de Barbara Trachte (Écolo) n’est pas « exceptionnelle ». Ce deviendrait un fonctionnement normal ?

Qui sont ces « mécènes » ?

Il y en a deux : la fondation Baillet-Latour et la Fondation Libeert.
La Fondation Baillet-Latour[2]www.fondsbailletlatour.com est une fondation créée par Alfred de Baillet Latour, administrateur aux Brasseries Artois et sans descendance. Dans le Conseil d’Administration de la Fondation, on retrouve les familles de Spoelberch (Vicomte Grégoire de Spoelberch, Vicomte Philippe de Spoelberch), van Damme (Chevalier Alexandre van Damme, de Mevius et Emsens (Madame Philippine Emsens de Mévius) qui sont dans le top cinq des familles les plus riches de Belgique, associées à d’autres nobles et financiers (Baron Jan Huyghebaert, Comte Yvan de Launoit, Comte Arnoud de Pret Roose de Calesberg, Monsieur Benoit Loore, Monsieur Guy van Wassenhove, Madame Inge Raemaekers, Monsieur Alain De Waele…). Ces personnes sont des actionnaires importants et siègent dans l’une ou l’autre des sociétés suivantes : AB InBev, Sibelco, KBC Group, KB Luxembourg, Viohalco, Euronext, Sebastien Holding, SCR-Sibelco, Compagnie des Levures Lesaffre, Intégrale CCA OVM, Financière de Tubize, Floridienne, Cobepa, CARMEUSE, Petercam.
Le groupe AB Inbev possède 32 filiales dans des paradis fiscaux (Bahamas, Bélize, Bermudes, Iles Caïman, Hong Kong, Iles Vierges britanniques, Jersey, Luxembourg, Panama, République dominicaine, Singapour). Quant à sa maison-mère, Stichting Inbev, qui regroupe les actionnaires historiques belges et brésiliens (46 % du capital), elle a son siège à Rotterdam. Et chaque famille belge contrôle la Stichting Inbev depuis des sociétés luxembourgeoises. La famille Spoelberch est impliquée dans le SwissLeaks, le LuxLeaks et le PanamaLeaks[3]www.ptb.be.
La Fondation Libeert n’a pas de site web. Il ne nous pas été possible de trouver des noms d’administrateurs. Quant à McKinsey, c’est une des plus grosses sociétés de consultance au monde et elle est, en Belgique, à l’origine de et/ou soutient la création de Teach For Belgium, la Fondation pour l’Enseignement et Pulse Foundation.

Quelles réformes
prônent-ils ?

En Belgique, Étienne Denoël (le consultant du Cabinet pour le « Pacte d’Excellence ») est directeur au sein du bureau belge de McKinsey. Au sein de McKinsey, il est le responsable du Centre européen de recherches et de gestion de connaissances installé à Louvain-la-Neuve depuis 2000. Sur base des travaux réalisés par la Global Éducation Practice de McKinsey, il agit dans la problématique de l’enseignement en Fédération Wallonie Bruxelles. Il est le Président du Conseil d’Administration de « Teach for Belgium » (soutenu par la Fondation Baillet-Latour), membre du Conseil d’Administration de la Fondation pour l’Enseignement (soutenue par la Fondation Baillet-Latour et la Fondation Libeert).
Teach For Belgium est l’excroissance belge de Teach For All[4]www.teachforall.org, fondée à partir de « Teach For America » et active dans 40 pays dans le monde. Leur mission : « étendre les possibilités d’éducation dans le monde en augmentant et en accélérant l’impact des organisations nationales qui cultivent le leadeurship nécessaire pour le changement. » L’idée de Teach For All est qu’on peut obtenir des résultats si on traite le système scolaire exactement comme toute autre organisation : indicateurs mesurables, système axé sur les résultats et la responsabilisation et leadeurship fort à tous les niveaux.
La Fondation pour l’Enseignement[5]www.fondation-enseignement.be « a pour vocation de renforcer les ponts entre l’enseignement obligatoire et l’entreprise, pour contribuer à améliorer l’équité et la qualité de notre enseignement obligatoire. » Comment ? « La capacité des directions d’écoles à se consacrer pleinement à l’encadrement et à l’animation pédagogique est essentielle dans l’orientation et la réussite des élèves. Rassemblant les entreprises et les écoles, la Fondation pour l’enseignement fera donc aussi appel aux entreprises pour mettre davantage à disposition des pouvoirs organisateurs et des directions d’établissement diverses compétences dont manquent cruellement les écoles. Pour cela, elle pourra sans nul doute compter sur les entreprises qui ont décidé de soutenir la Fondation et de s’inscrire avec elle dans ces projets innovants. »
Pour eux également, « diriger une école revient à diriger une entreprise, avec toutes les contraintes et les implications en matière de gestion des ressources, humaines d’abord, matérielles ensuite. Pour accomplir ces tâches, les directions d’écoles sont insuffisamment équipées et leur formation continuée ne suffit pas. » Dès lors, « plusieurs entreprises et fédérations sont disposées à ouvrir des modules de formations existantes en interne à des personnes en charge de responsabilité au sein des écoles. »
La Fondation Libeert finance aussi les activités de PULSE Foundation[6]www.pulsefoundation.be. Celle-ci « s’emploie à faire progresser une société entrepreneuriale dans le but de favoriser la création d’emplois, l’innovation, et la croissance économique. » « La Fondation dispose de vastes ressources, de réseaux et d’expertise, engagés dans l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de développement en partenariat avec des associations actives sur le terrain de l’entrepreneuriat. Dans cet esprit, elle travaille avec les principaux acteurs dans le domaine de l’éducation, du coaching, de la formation et du financement afin de former une prochaine génération de dirigeants et à améliorer l’environnement dans lequel ils sont amenés à créer et développer leur entreprise. »
La Fondation Libeert finance aussi les activités de Savoir-être à l’école[7]www.savoir-etre-ecole.org : « Nous poursuivons une démarche partenariale ouverte à tous les acteurs du système éducatif et souhaitons que les outils issus de l’Approche Neurocognitive et Comportementale bénéficient au plus grand nombre d’enseignants, de jeunes et de parents. » Elle finance encore Learn to be[8]www.learntobe.be
qui promeut aussi l’« Approche Neurocognitive et Comportementale ».

Est-ce du lobbying ?

Un lobby peut-il rêver meilleure place que celle de consultant attitré pour imprimer sa marque sur une réforme publique ? McKinsey, la Fondation Baillet Latour et la Fondation Libeert soutiennent un ensemble d’initiatives qui visent à rapprocher les entreprises de l’école et portent un projet de réforme de l’école dont l’approche managériale est fondée sur les logiques patronales des grandes entreprises multinationales : coaching, sélection et leadeurship renforcé des directions. En 2011, Étienne Denoël présente déjà sa vision des réformes de l’enseignement souhaitables en FWB devant l’ADIC (Association Chrétienne des Dirigeants et Cadres)[9]www.adic.be.
On retrouve dans sa présentation (« S’assurer une place parmi les meilleurs systèmes d’enseignement ») une vision qu’il va développer dans le cadre du Pacte dès la phase 1 dans son document d’audit de l’enseignement en FWB ainsi que dans l’analyse d’impact et de cout des mesures issues des propositions des Groupes de Travail du Pacte. Le consultant et les mécènes ont obtenu bien plus. Olivier Remels, administrateur délégué et secrétaire général de la Fondation pour l’enseignement, a été nommé Président du Groupe de Travail du Pacte en charge de l’enseignement qualifiant. Bernard Boon-Falleur, lui-même directeur de sociétés liées à InBev, ex-directeur de Flagey (soutenu par la Fondation Baillet-Latour) et dont le père a été PDG de Stella Artois, a été nommé Président du Groupe de Travail du Pacte en charge de la lutte contre l’échec scolaire.

Pourquoi ça marche ?

Les pouvoirs publics sont depuis des années au régime sec de l’austérité : diminution des déficits budgétaires par la réduction des dépenses, diminution drastique des investissements publics, réductions de personnel, gains de productivité. Résultat : les capacités des États à financer les politiques sont sérieusement réduites et les pouvoirs publics sont amenés à chercher des financements privés pour les financer sous peine d’être réduits à l’impuissance.
Les financements que l’État ne parvient plus à trouver via la fiscalité sur les revenus du capital (fraude fiscale massive sur les revenus du capital + optimisation fiscale), il les « reçoit » via des donations (défiscalisées) de financiers et via des fondations mécènes qui sont elles-mêmes financées par les familles les plus riches de Belgique. Ces fonds servent in fine à ces mécènes pour se payer eux-mêmes pour intervenir dans les processus de décision politiques. On est à la limite du blanchiment d’argent, non pas au sens pénal, mais aux sens éthique et politique.
Les portes du lobbying sont ainsi grandes ouvertes à ceux qui défendent des intérêts particuliers : ceux des actionnaires des entreprises nationales et multinationales. Le plus significatif est évidemment le choix de McKinsey comme consultant pour le Pacte « dans la procédure de marché public ». Un consultant qui apporte à la fois l’expertise et les moyens pour s’autofinancer, ça ne se refuse pas.
« Concernant le financement du support apporté par McKinsey, il faut vraiment distinguer deux périodes. Pour la phase de diagnostic, soit la phase 1, McKinsey a été choisi dans le cadre d’une procédure de marché public négociée, sans publicité, à la suite de la consultation de sept soumissionnaires potentiels. Ce marché a été attribué à McKinsey sur la base de la décision du gouvernement du 18 mars 2015. Cette société de consultance a été jugée comme la plus intéressante, au regard des critères prévus par le cahier des charges. Pour ce marché, McKinsey a soumissionné pour un prix de 38 000 euros. Le gouvernement a été informé que celui-ci ne couvrait pas la totalité des prestations à effectuer par McKinsey, dans le cadre du marché, mais qu’une partie de ces prestations étaient couvertes par un mécénat de McKinsey Belgique et d’acteurs tiers. Cette première phase est terminée. »[10]Extraits de la réponse de la ministre M.-M. Schyns à une question parlementaire de B. Trachte.
« Pour la phase 3 du Pacte, les prestations de McKinsey se sont inscrites dans une convention conclue à titre gratuit avec la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette convention prévoit que le support à titre gratuit est rendu possible grâce à un mécénat de la part de l’entité belge de McKinsey et de la Global social sector practice de McKinsey, ainsi que grâce à un mécénat de fondations privées belges, à savoir la Fondation Baillet Latour et la Fondation Libeert, qui ont toutes deux pour vocation de soutenir des projets liés à l’enseignement. »[11]Extraits de la réponse de la ministre M.-M. Schyns à une question parlementaire de B. Trachte.

Pourquoi CGé revient-il sur cette question et l’approfondit ?

CGé s’est engagé fortement dans le processus du Pacte, se réjouit de nombreuses propositions présentées par la plupart des groupes de travail[12]Voir notre numéro Spécial Pacte (TRACeS 226). et trouve fondamental qu’il puisse aboutir et apporter des améliorations significatives en matière de lutte contre les inégalités. Nous n’avons pas la place, ici, de développer en quoi CGé et la plupart des experts actifs dans le Pacte s’opposent profondément aux options défendues par McKinsey. Nous dénonçons seulement leur position cachée. La phase qui vient : choix des mesures et arbitrage par le gouvernement en fonction de l’équation « efficacité – équité – efficience » est capitale pour la suite. CGé considère, au regard de tout ce qui précède, que McKinsey ne représente que des intérêts privés et ne peut donc prétendre poursuivre le bien commun. Sa position privilégiée au sein du processus constitue un danger pour la démocratie. Il est étonnant que le danger et l’incongruité de cette confusion « intérêts privés – intérêt public » n’apparaissent pas aux acteurs politiques. CGé appelle tous les acteurs soucieux de la lutte contre les inégalités sociales et scolaires à se mobiliser pour que le Pacte poursuive bien dans ce sens. 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 l’Écho du 16 avril 2016.
2 www.fondsbailletlatour.com
3 www.ptb.be
4 www.teachforall.org
5 www.fondation-enseignement.be
6 www.pulsefoundation.be
7 www.savoir-etre-ecole.org
8 www.learntobe.be
9 www.adic.be
10, 11 Extraits de la réponse de la ministre M.-M. Schyns à une question parlementaire de B. Trachte.
12 Voir notre numéro Spécial Pacte (TRACeS 226).