La forêt qui cache l’arbre (5)

Nous retrouvons cette classe de 1re primaire et sa titulaire[1]Les trois premiers épisodes dans les TRACeS 208, 209, 210 et 211.
. Cette fois-ci, elle a épinglé des séquences où elle a relevé ce qui peut faire brouillage dans les possibilités d’apprentissages des enfants. Elle nous dit ses vigilances aux inégalités entre eux, ses stratégies pour prendre en compte les différentes approches et diminuer les grands écarts.

Les domaines sont donc variés et concernent tantôt les disciplines, tantôt la dynamique de l’activité, tantôt la façon d’organiser la classe avec les enfants, tantôt la place des parents.

Le château des nombres

Il s’agit de travailler et de jouer avec un carré de nombres. Le but est de s’habituer à la structuration des nombres ; de regrouper, de situer, de déplacer ceux-ci.
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Pour travailler avec ce carré, on cache des nombres et en jouant à chercher un trésor, les enfants doivent repérer quels sont les nombres cachés. Ils sont très actifs parce qu’ils veulent trouver. « Mais, en fait, j’ai fait semblant de cacher un objet-trésor sous les gobelets qui masquent les nombres. » dit l’institutrice.
« Relever ce qui peut faire brouillage. »
Les enfants trouvent les nombres et ils le disent : « Il n’y a pas de trésor ! » L’institutrice répond : « Comment pas de trésor ? Mais si ! Le fait que vous ayez si bien cherché et donc appris, c’est ça le trésor ! » Le lendemain, face au même genre d’activité, Abdelsamad a dit avec un certain plaisir : « Il n’y aura de nouveau rien parce que le trésor c’est qu’on apprenne. »

Mais pourquoi pas d’objet-trésor pour ces petits ? « Parce que, dit l’institutrice, s’il y en a un, il prend toute la place, les enfants ne voient que lui et pas ce qu’on apprend. Si ce n’est à l’école, où donc la question du sens se posera-t-elle ? Des enfants diront dans leur famille qu’aujourd’hui ils ont cherché un trésor. Chez les uns, il ne sera question de rien d’autre et tout le monde sera content parce que c’était amusant. Chez les autres, dans des familles plus au fait des pratiques scolaires et autres traits de culture, les parents questionneront et discuteront, avec l’intention de souligner ce qu’on apprend de cette façon. Là, s’annoncent les inégalités, surtout, si à l’école, des enseignants s’appuient sur ce qui se fait plus dans les deuxièmes sortes de familles, semblant penser trop vite que telle est la norme et que si les premiers ne peuvent pas dire ce qu’ils ont appris, et ne s’arrêtent qu’à l’amusant, c’est qu’ils ne sont pas très malins… Alors que c’est un contexte socioculturel, qui dans ce cas comme en tant d’autres oriente et assied les apprentissages. »

Le puzzle du château

Toujours en activité avec ce château des nombres, l’institutrice a fait faire des découpages comme des pièces de puzzle. Les enfants doivent rassembler les pièces pour reconstituer le château. Léo va voir dans son classeur et veut poser ses pièces sur l’image complète du château qui s’y trouve.
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« Non, dit l’institutrice, pas avec le modèle. » Léo est tout étonné de ne pas pouvoir procéder de cette façon. Heureusement qu’elle ne lui a pas dit qu’il était un tricheur, lui qui y allait en toute confiance avec sa bonne idée !

Temps d’arrêt pour tous : l’institutrice veut faire réfléchir aux différences de travail entre le fait de déposer ses pièces sur l’image du château et le fait de le reconstituer sans le regarder. Les enfants réalisent qu’ils devront réfléchir plutôt que copier. Petit temps d’arrêt qui a l’air anodin, mais qui oriente le travail et empêche aussi de confondre morale (ce n’est pas bien de…) et nécessités liées à l’apprentissage. Elle m’explique que rendre le travail conscient est très important, surtout avec des petits. Beaucoup d’enseignants croient qu’en faisant, ils vont penser or ce n’est pas garanti. Et là encore, si ce n’est pas à l’école que ces vigilances sont de mise, alors c’est dans la famille que se fera la pensée autour du faire, mais pas dans toutes les familles.

Le jaune des albums

Après lecture de plusieurs albums, l’institutrice avait demandé ce qui était semblable dans tous ces albums. Dans plusieurs livres, Léonor avait vu les yeux jaunes de monstres et, devant l’assentiment de l’institutrice lors de sa première réponse, elle a continué de donner cette réponse : « Ce qui est semblable, c’est le jaune. » Après plusieurs réponses du même type, l’institutrice n’a plus opiné et s’est même un peu fâchée. Elle s’en explique : si au nom de ne pas vouloir brusquer la gamine, au nom de l’encouragement à donner à cette petite qui n’a aucun livre à la maison et dont la maman ne sait pas lire, l’institutrice laisse dire, sans plus, et toujours la même chose, il y a peu de chance que Léonor avance.

Cet épisode fait aussi avancer l’institutrice. « En fait, dit-elle, quand je demande ce qui est pareil dans ces albums, j’ai une idée en tête : je pense faire découvrir des caractéristiques littéraires. Mais je ne le dis pas, je suis dans l’implicite. J’ai tendance à ne pas expliciter parce que si je donne des exemples comme “Est-ce que ce sont les mêmes genres de personnages ?”, j’oriente et les enfants risquent de ne s’attacher qu’à cet exemple. Je pourrais me dire que Léonor apprendra par les réponses d’autres. Mais en fait, ce n’est pas parce qu’elle les entend qu’elle remet en question ce qu’elle dit… Je me suis enfoncée avec ce jaune ! Je me suis fâchée et, heureusement, la fois suivante, j’ai pu expliquer pourquoi à Léonor. J’ai repris des albums avec elle et je lui ai montré qu’il y avait du jaune partout et que ce n’était donc pas intéressant de ne donner que cette observation-là pour comparer les albums. Si je la laisse dans ses réponses, elle n’identifie pas ce qu’on fait : rechercher non pas du directement visible, mais de l’implicitement présent. Par exemple, le type de personnages qui revenait, les sortes de liens avec les animaux, le genre “conte-randonnée” où il y a un fil directeur, une formule qui se répète. Quand des parents lisent des livres avec leurs enfants, des caractéristiques se remarquent ou se font peu à peu présentes, ne fut-ce que par familiarité avec ces albums. Si je ne me questionne pas à ce sujet, si je ne suis pas consciente des effets des pratiques familiales, je pourrais me dire que Léonor est bête. Je m’arrête aux comparaisons entre livres parce que c’est une façon d’aller vers la lecture de l’implicite et de se faire des références de la culture écrite, dès le plus jeune âge. C’est bien entre autres là que les écarts, les malentendus et la non-compréhension se creusent si je n’y prends garde. »

Qu’on forme

Des écarts, l’institutrice dit en remarquer aussi dans d’autres moments de classe, par exemple, au Conseil. La classe dispose d’un cahier préparatoire dans lequel chacun peut inscrire une demande d’intervention « à propos de… ». L’institutrice a remarqué deux types de propositions. D’un côté, celle de Dounia qui à chaque fois indique des sujets où il est question de rappeler des règles émises par l’enseignante (l’usage de la calculette). D’un autre côté, celle d’Éric qui fait une proposition pour y transformer une règle (remplir les gobelets d’eau sur le temps de midi au lieu de le faire pendant le temps de la classe pour économiser sur le temps d’apprentissage).
L’enseignante laisse inscrire les « à propos de… » de chacun, mais remarque ces différences. L’une est souvent dans la conformité : elle a détecté ce qu’on demande aux enfants et elle tient à montrer qu’elle suit… Elle aurait pu, elle qui rêve de disposer souvent des calculettes, proposer un changement de règle. L’autre ose proposer de changer une règle. Il est un peu conforme aussi puisque suit l’idée, chère à l’instit, de ne pas gaspiller le temps pour les apprentissages… Mais il vient quand même changer quelque chose. Souvent les enseignants sont tranquilles quand les enfants sont en conformité avec ce qu’ils mettent en place, veulent et disent. Il faut un minimum de conformité pour apprendre ensemble, bien sûr, mais ici, l’institutrice est soucieuse d’instaurer une culture de la discussion et de possibles remises en question. Elle veut d’autant plus y être attentive avec les enfants qui apprennent via leurs parents, eux-mêmes en position basse, à « bien obéir à Madame ».
« Un de ces jours, dit-elle, je vais faire réfléchir sur les “à-propos” du Conseil en posant par exemple la question des changements qu’ils apportent. »

Forum

C’est quelque chose du même ordre que l’institutrice a remarqué lors des forums, organisés deux fois par an dans son école. Ils sont conçus comme une fête des apprentissages. Un thème est choisi, des activités sont imaginées par les enfants. Il y a une journée pour faire les activités entre eux, et une autre, avec leurs parents. Cette fois-là, le thème était « S’exprimer ».
Il y avait des photos d’animaux et des phylactères déjà remplis. Il s’agissait de faire parler les animaux, plusieurs phylactères pouvaient convenir. Ces consignes étaient écrites. Un papa s’y met avec sa fille. Ils lisent les contenus des phylactères, discutent, se demandent lequel choisir, s’exécutent, sont contents du résultat. Un papa tout à fait à l’aise. Une maman sait lire les consignes, mais ne les comprend pas. Aidée, elle s’exécute : elle choisit une photo et cherche un phylactère puis demande à l’institutrice si c’est juste. Sa fille travaille de son côté, choisit un phylactère, le colle… « Non, dit la maman, tu dois demander à Madame si c’est juste. » Le problème ce n’est pas tellement qu’elle ne comprend pas la consigne, mais c’est sa posture vis-à-vis de Madame et aussi son manque de confiance en elle pour oser faire ce travail avec sa fille.
Cette situation pose questions à l’institutrice : pour que cette maman change de posture et que sa fille ne l’adopte pas, il ne servira sans doute à rien de dire comment faire ou d’encourager à oser. Il faudrait que cette maman puisse vivre plusieurs situations du genre et d’autres. À quoi mettre le temps ? Tout avec les enfants ? Ou aussi avec les parents ? Qui va pouvoir s’autoriser quoi et par quel chemin ?

Fort en tête

Question de tout faire avec les enfants et d’attention permanente à leurs cheminements ainsi qu’à leurs postures, l’institutrice est gênée par les enfants qui disent les réponses tout haut. Parce que, sans le savoir, ils empêchent un travail chez d’autres. Alexia est de ceux-là. « Ses parents lui ont peut-être dit “Sois sage”, si je me fâche parce qu’elle dit les réponses tout haut, elle risque de se dire qu’elle n’est pas sage et qu’elle doit se taire… On dit vite : “Non, tais-toi ! ” L’enfant risque de ne pas comprendre. J’ai dit à Alexia “C’est génial ce que tu dis, mais garde-le dans ta tête.”, ainsi elle se dira autre chose que “je dois être sage” et elle saura l’importance de sa tête ! »
Pour tenir à ce fil rouge de l’attention aux inégalités, l’enseignante rappelle des propos de Christine PASSERIEUX : « Il n’y a pas un outil particulier pour les prendre en compte, les travailler, se poser de bonnes questions, trouver des stratégies pour les diminuer… mais il y a des paroles et des attitudes de chaque instant. »
N’empêche que pour les trouver, de bonnes lectures[2]Par exemple : C. Passerieux, Construire le sens d’apprendre, dans l’altérité. http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/passerieux.aspx et E. Bautier (ESCOL), Apprendre à … Continue reading aident à voir et à analyser !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Les trois premiers épisodes dans les TRACeS 208, 209, 210 et 211.
2 Par exemple : C. Passerieux, Construire le sens d’apprendre, dans l’altérité.
http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/passerieux.aspx et E. Bautier (ESCOL), Apprendre à l’école, apprendre l’école, Chronique sociale, 2006.