Mouvement migratoire, réfugiés sont des mots qui ne disent pas les réalités qu’ils portent en eux. Encore moins pour les enfants. Primo arrivants, dit-on dans les écoles. Arriver, en transportant des vécus durs et devenir d’un coup élèves dans un ailleurs obligé n’est pas rien. À La Petite École, c’est en douceur qu’ils amènent les enfants vers l’école pour éviter qu’ils ne la désertent.
Lorsque nous avons ouvert La Petite École, en janvier 2017, notre objectif était de créer un lieu d’accueil et de préparation à l’école pour des enfants migrants n’ayant jamais été scolarisés ou peu. Il s’agissait de rendre l’école possible en les familiarisant progressivement aux codes scolaires et en leur donnant l’envie d’apprendre.
Après leur passage à La Petite École qui peut durer quelques mois ou une année scolaire, les enfants sont inscrits dans des écoles partenaires du quartier. Ils bénéficient de notre soutien en participant à notre école des devoirs où une aide personnalisée leur est apportée. Nous invitons donc l’enfant à s’inscrire dans un parcours scolaire, mais aussi dans un parcours de vie plus rassurant et stabilisé.
Notre public varie d’une année à l’autre. Actuellement, nous accueillons des enfants syriens parlant le domari, appartenant à la communauté des Doms (une communauté déjà stigmatisée en Syrie). Ceux-ci, récemment arrivés en Belgique, ne parlent pas le français. Ils ont fui la guerre et leur famille vit un déracinement culturel, une perte de repères.
Il y a aussi des enfants roms parlant le romani, dont la communauté est sédentarisée en Belgique depuis trois générations. Ces enfants parlent un français rudimentaire. Faire venir nos enfants roms à l’école n’est pas toujours évident. L’école, le rapport à l’écrit dans une culture de l’oral fait peur. Il faut installer un rapport de confiance avec les familles. Nous les appelons chaque matin, mais sans essayer de leur forcer la main. Imposer une fréquentation scolaire quotidienne dès le départ serait une erreur. Les choses doivent se faire petit à petit. Lorsqu’enfants et parents commencent à être à l’aise, alors on peut se risquer à insister. Ils viennent plus fréquemment. Chaque journée de présence est précieuse. Il faut en profiter.
Nous accueillons aussi un enfant sénégalais parlant le peul n’ayant jamais fréquenté l’école.
Tous appartiennent à des familles précarisées dont les parents sont le plus souvent analphabètes. La plupart ne parlent pas français. Ceux qui parlent un français rudimentaire servent d’interprète. La compréhension est de toute façon très rapide chez l’enfant. À part les Roms belges, les parents ne parlent pas français non plus, et nous avons recours à des interprètes pour communiquer les informations essentielles.
Ces enfants ont entre six et quatorze ans. Tous arrivent avec un capital de connaissance très faible. Ils ne savent ni lire, ni écrire, ni calculer. À peu de chose près, ils sont tous au même point. Ils découvrent le geste graphique, le papier, le crayon… Être en situation d’apprendre, de lire, de compter, de former des lettres et des chiffres sont des expériences nouvelles. Difficiles et stressantes pour certains. Beaucoup d’activités artistiques sont proposées pour permettre aux enfants d’aborder ces difficultés en douceur.
En septembre, les enfants syriens sont arrivés avec des traumatismes importants, résultants d’un parcours migratoire difficile. Ils couraient et grimpaient partout, ouvraient boites et tiroirs, transportant les objets d’un côté à l’autre…
Ils mimaient des scènes traumatiques, lesquelles menaient à de violentes crises de colère. Nous sentant peu outillées face à cette situation, nous avons fait appel à une pédopsychiatre afin d’entamer une supervision. Elle nous aide à analyser les comportements, à réagir de façon opportune et enfin à prendre les bonnes décisions concernant d’éventuelles prises en charge psychologiques.
Nous avons également fait appel à l’association Solentra, un service d’assistance aux enfants et parents traumatisés par l’exode. Une psychologue est venue à La Petite École pour entrer en contact avec les familles et entamer un travail psychologique.
Face à ce groupe d’enfants fragilisés, nous avons dû revoir notre projet pédagogique et l’adapter en y incluant, en plus de la préparation au parcours scolaire, une approche thérapeutique.
Quand les enfants arrivent, ils ont vécu en vase clos, à l’intérieur de leur communauté, et refusent de se mélanger. L’agressivité est palpable. Notre première préoccupation est donc de créer une cohésion au sein du groupe. Pour y parvenir, nous établissons des cartes d’identité. Chaque enfant fait son portrait, écrit son nom, sa nationalité, dessine son drapeau. On situe les pays sur la carte du monde et on les relie à la Belgique. Dans une autre activité, les enfants se présentent oralement. On filme la scène. Ils adorent se revoir. Au fil du temps, des amitiés se créent. On les surprend alors à se donner la main alors qu’ils se toisaient au départ. C’est chaque fois une victoire pour nous.
Nous trouvons important d’accorder une place à la culture d’origine des enfants, de les aider à se sentir fiers de leur identité. Ce travail commence avec les parents. Nous organisons, chaque matin, un petit déjeuner pour établir un lien avec les familles. Nous y échangeons les mots de nos langues respectives afin de construire un lexique. Les enseignants considèrent les parents comme experts de leur propre langue. Ils établissent des liens entre la langue enseignée à l’école et les langues parlées à la maison. Grâce aux déjeuners, les langues des familles entrent dans l’école. Parler entre nous devient alors un jeu. Il arrive que, durant la sieste, on chante dans une langue étrangère. La musique du pays d’origine, un moment d’ancrage que les enfants apprécient.
Plus l’enfant déscolarisé arrive tard, plus son estime de soi est fragilisée. L’enfant est fermé. Il refuse de travailler. Rétablir de la confiance est la première étape de notre travail. Pour donner l’envie d’apprendre, il n’y a pas de règles établies ni de techniques particulières. Il faut sentir les choses, attendre le bon moment. C’est très fragile. Si on est dans l’imposition, l’enfant se bloque. Nous sommes dans la proposition, et l’enfant accroche ou pas à l’activité. S’il n’accroche pas, on se met au travail sans lui, et, le plus souvent, il s’invite alors lui-même.
Il y a des jours où les enfants ont envie de se mettre au travail. Nous arrivons à faire la classe. On observe alors des progrès, une concentration qui s’améliore, le geste graphique qui s’affine, la langue française qui s’installe… Et puis, il y a les moins bons jours, où l’agitation est trop importante, ce qui nous empêche de travailler. Dans ces cas-là, il faut proposer autre chose : une recette de cuisine, un dessin collectif, un jeu de société, du modelage, une histoire… On fait la classe autrement. On n’hésite pas non plus à pratiquer la diversion. On découpe les biscuits en parts égales pour faire des fractions ou on compte lors de la collation, on nomme les objets lorsqu’on dresse la table pour le repas…
De toute façon, nous observons une charge émotionnelle très forte chez les enfants de La Petite École. Accompagnant la question de la confiance, la première question qui taraude l’enseignant est : « Que mettre en place pour apaiser l’enfant afin qu’il soit disposé à apprendre ? »
Structurer le temps et l’espace y contribue. Il s’agit, par exemple, de ritualiser la journée par une répétition d’activités comme le cercle du matin, le yoga, la boite des présences et absences, la météo, la comptine, l’appel aux activités, la ligne du funambule pour se situer face à son travail, le temps du rangement…
Nous travaillons sur l’espace aussi. Nous veillons à ce que tout soit bien rangé. Et pour commencer, nous faisons la classe au sol : parce qu’on est mieux assis par terre, parce qu’on peut bouger, parce qu’on délie mieux le geste graphique. Nous avons inventé la classe au sol, dès les premiers jours d’entrée à La Petite École. Chaque enfant possède sa planche de travail, déposée sur le sol. Ce n’est que lorsque le geste graphique s’oriente vers une psychomotricité fine plus maitrisée et uniquement si le besoin de s’assoir et de travailler assis se fait sentir que nous installons la classe assise.
Lorsque les enfants arrivent chez nous, ils ont de grandes difficultés à vivre ensemble, à accepter qu’il faille attendre son tour, à partager… ce qui entraine de nombreuses crises de frustration. Nous mettons alors toute notre attention sur cet autre objectif : apprendre à se socialiser. Une ligne est tracée sur le sol. Les enfants sont assis, dans le calme. Un à un, ils sont appelés à venir faire la classe. L’enfant se lève, marche sur la ligne comme un funambule et se rend, en silence, face à sa planche de travail. Lorsque tout le monde est assis, nous pouvons commencer l’activité. Ce moment d’installation, difficile au départ, va s’améliorer peu à peu. C’est une mise en repères qui apaise l’enfant et lui apprend, peu à peu, à prendre conscience de la place qu’il occupe dans le groupe.
Au fil des jours, grâce à ces nombreux rituels, les enfants s’apaisent, les moments de classe deviennent enfin possibles et s’allongent.
Ces enfants qui nous arrivent de mondes, de cultures, de parcours de vie sans école ne sont pas d’emblée des écoliers. Ce sont des enfants tout court, des petits d’homme avec leurs joies, leurs désirs, leurs peurs, leurs débordements, leur colère, leur violence étouffée ou exprimée.
Nous désirons les accueillir dans leur globalité. Nous essayons de composer avec eux, leur famille et leur réalité, sans vouloir leur imposer notre modèle.
La Petite École est plus une invitation qu’une obligation. Nous voulons offrir un lieu où l’enfant pourra exister parmi les autres et ne sera pas perdu parmi tant d’autres.
Cette année, nous avons ouvert une seconde antenne à Molenbeek. Notre projet est de trouver une maison où nous installer. Nous avons besoin d’un espace de vie extérieure plus important où les enfants pourraient jouer, courir, jardiner…