La langue, une affaire d’horlogerie fine

Dans ce cours de mathématiques pour les futurs enseignants de maternelles, j’essaie de mettre en lumière certains noyaux logiques essentiels à la pratique des sciences, en mettant l’accent sur les structures de langue sur lesquelles ils s’appuient.

Ce choix d’approche est lié à mes expériences dans l’enseignement secondaire, où mes collègues et moi identifiions très souvent une maitrise imparfaite des structures de la langue d’apprentissage comme un obstacle à l’appropriation de concepts et de procédures complexes. En tant que prof de secondaire, je sentais désemparé, tant le champ des structures de langues est vaste et les programmes de cours chargés. Ici, bénéficiant d’une plus grande liberté, j’ai choisi de circonscrire un jardin de taille raisonnable, espérant pouvoir le baliser solidement.
À travers des exemples de réponses d’étudiants, j’essaie de mettre en lumière certains mécanismes qui me semblent faire barrière.

Intersection de deux ensembles

Le travail d’appropriation en profondeur de définitions nous pousse à un examen précis des mécanismes du langage. Un premier exemple.
« L’intersection de deux ensembles E et F est l’ensemble des éléments qui appartiennent à E et à F. »
Lorsque je demande à un groupe d’étudiants de choisir lequel des deux diagrammes ci-dessous illustre le mieux cette définition, c’est fréquemment celui de droite qui est choisi.

Je demande des explications, et j’obtiens des réponses du type « oui, on voit bien que E et F ont été coloriés ». Il me semble donc que cette erreur découle de ce que l’on a voulu résumer la définition présentée au seul mot et, ce qui en conduit à une mauvaise interprétation. Beaucoup d’étudiants ne perçoivent pas la différence entre les éléments qui appartiennent à E et à F et les éléments qui appartiennent à E et ceux qui appartiennent à F.
Je retrouve le même type de confusion lorsque je demande aux étudiants de rédiger des consignes de classement adressées à des enfants. Un étudiant m’écrit : « Mets ensemble les clowns qui portent un habit jaune, ceux qui ont un chapeau vert et ceux qui jonglent avec quatre balles », alors qu’il souhaite que l’enfant sélectionne uniquement les clowns qui possèdent ces trois caractéristiques simultanément. »

Relations symétriques

Changement de décor : on travaille ici dans le contexte de ce que l’on appelle les relations. Un couple est un lien orienté entre deux éléments, que l’on peut se représenter à l’aide d’une flèche.

Une relation est un ensemble de couples. Elle peut donc être représentée par une série de flèches, à laquelle on essaie en général de donner une signification cohérente. Par exemple, on peut illustrer la relation… est plus tôt dans l’ordre alphabétique que…

Certaines relations possèdent des propriétés particulières. Ainsi, les relations symétriques sont telles que chaque couple de la relation y trouve sa réciproque.
Un jour, je pose la question de savoir si la relation… est le frère de… est symétrique. Une étudiante (qui a bien identifié que dans une fratrie comportant au moins une fille et un garçon un problème se posera) répond « Non, car si A est le frère de B, B ne peut pas être le frère de A ». Je déclare que la justification est inexacte. S’en suit une discussion autour de la différence entre ne peut pas et peut ne pas. L’étudiante est finalement convaincue que c’est effectivement peut ne pas qu’elle avait voulu dire, mais semble totalement surprise par le fait que l’ordre des mots puisse avoir une telle importance. Cela ne lui était jamais apparu.

Fonctions

Voici maintenant une définition qui donne pas mal de fil à retordre aux étudiants : « Une fonction est une relation qui à chaque point de départ associe au maximum un point d’arrivée. »
L’exemple de référence utilisé au cours (emprunté à Lemoine & Sartiaux) est celui d’un facteur qui distribue le courrier dans une rue. La relation… est postée dans…, qui relie des éléments de l’ensemble des lettres à des éléments de l’ensemble des boites aux lettres est une fonction, car il est impossible de poster une lettre dans plusieurs boites aux lettres différentes.

Cette notion de fonction a fait l’objet, lors de la session de janvier dernier, de la question suivante : « La relation… a le même âge que… est-elle une fonction ? Justifie. »
Quelques exemples de réponses récoltées :
« Non, car il y a plusieurs éléments dans l’ensemble d’arrivée. » J’interprète cette erreur comme une difficulté à assimiler la structure de phrase liée au mot chaque dans la définition. Résulte-t-elle d’une préoccupation d’économie ? Retenir maximum un point d’arrivée prend moins de place dans notre mémoire que à chaque point de départ on associe au maximum un point d’arrivée…
« Oui, car on a un seul âge et donc il y a une seule flèche qui part de chacune des personnes du premier ensemble. » On peut penser qu’ici l’étudiante n’a pas identifié que les seconds pointillés dans la structure de phrase… a le même âge que… doivent être occupés par un être vivant et non par un âge.
« Non, parce qu’une personne peut avoir le même âge que plusieurs personnes. Donc le point de départ peut être relié à plusieurs points d’arrivée. » Dans cette réponse, globalement satisfaisante, je suis frappé par le fait que l’étudiante écrive le point de départ, plutôt que chaque ou un, qui auraient donné à la phrase un sens plus précis. Cela me semble correspondre à une tendance à singulariser les éléments dans la pensée : il est plus facile d’imaginer un seul élément que plusieurs. Dans le même ordre d’idée, une autre étudiante a écrit que « l’ensemble de départ peut associer au maximum un élément de l’ensemble d’arrivée » “; il est plus économe de penser l’ensemble que de penser chacun de ses éléments.
« Non, car c’est une relation symétrique. » La réponse est incorrecte “; le fait d’être une fonction n’est pas incompatible avec le fait d’être symétrique (exemple : la relation… est marié(e) avec…). Pour moi, cette réponse montre une tendance à vouloir ranger les choses dans des cases s’excluant mutuellement, derrière laquelle je vois également une préoccupation d’économie dans les moyens alloués à la mémorisation des concepts.

Que faire ?

J’attribue une bonne partie des difficultés rencontrées par les étudiants à une saturation de la mémoire de travail qui impose une limite à l’imagination ainsi qu’à la mobilisation de définitions complexes.
Deux hypothèses me viennent à l’esprit. Certains d’entre nous ont plus de place dans leur mémoire de travail que d’autres. Et la maitrise de patterns logicolinguistiques permet à certains de faire des économies dans l’usage de leur mémoire puisqu’il leur suffit d’avoir, dans leur mémoire de travail, un appel à ces patterns et d’arriver donc moins vite à saturation.
J’en déduis deux pistes de travail.
Premièrement, faire de la gymnastique de l’imagination pour développer la mémoire de travail. Entre autres s’exercer à suivre, mentalement, le trajet d’un objet que l’on ne voit pas. À ce sujet, une piste qui me semble intéressante : les « Labyrinthes dynamiques » de Cohors-Fresenborg. C’est un matériel qui permet de créer des circuits comportant un certain nombre d’aiguillages qui basculent selon des règles préétablies “; il s’agit alors de deviner le trajet que feront différents trains successifs introduits à l’entrée d’un circuit.
Deuxièmement, expliciter et exercer un maximum de patterns logicolinguistiques, à travers, par exemple, un travail très pointu sur les définitions.

Update 2.0

Lorsque je faisais des exercices de justification en classe, je mettais les étudiants au travail et je passais parmi les tables pour leur proposer de l’aide.
Cette année, j’ai utilisé l’outil « Wooclap », via lequel je demande aux étudiants d’encoder leurs réponses sur leur téléphone, ce qui me permet ensuite de les afficher à l’écran sous forme de liste. Pour chaque exercice, j’ai commenté oralement chacune des réponses affichées. Cela peut paraitre fastidieux ” j’ai des groupes d’une quarantaine étudiants ”, mais étant donné la récurrence de certaines erreurs, il devient vite possible de faire référence à des explications déjà données.
Par ailleurs, j’ai constaté une amélioration très rapide de la qualité générale des réponses d’un exercice à l’autre. D’une certaine façon, les erreurs de tous profitent à chacun. Il est aussi possible de demander aux étudiants de critiquer eux-mêmes les réponses affichées, cela donne du grain à moudre à ceux qui trouvent la matière trop facile.