Oui, mais…
Vivre dans un quartier oublié de la capitale demanderait un certain entrainement, des principes moraux pas trop étriqués, la capacité de déborder, par-ci par-là, limites et règlementations. C’est vrai, si on n’est pas capable d’un peu d’autolaxisme, il n’y a plus qu’à râler tous les jours contre tous ces sauvages qui ne respectent rien ni personne et qui sont toujours prêts à t’insulter ou te cracher dessus si t’as quelque chose à redire. Oui, mais si on accepte que chacun puisse y aller de sa petite loi perso quand ça l’arrange, c’est bien de sauvagerie qu’il s’agit. Qui dit quelles sont les transgressions acceptables et celles qui ne le sont plus ?
Si je regarde les choses à l’envers, je n’arrive pas à penser que cette petite délinquance quotidienne, cette agressivité toujours sur le qui-vive n’ont pas une certaine légitimité, ne seraient pas une des déclinaisons possibles de la révolte contre son sort d’exclu, une manière d’exister, de crier qu’on veut exister. Ce sont surtout les jeunes qui font n’importe quoi chez nous. Je me demande parfois ce qu’ils auraient à gagner en respectant les règles de vie commune. Ils ont bien intégré qu’ils vivent hors la société. Tous les jours, ils en ont de nouvelles preuves : quand ce n’est pas le bureau de poste du quartier qui ferme définitivement, c’est l’antenne de la banque, et puis le guichet de la mutuelle. L’école, ce n’est pas vraiment fait pour eux. Est-ce que quelqu’un a vu un travail honnête quelque part ?
On a parfois l’impression que ces jeunes n’ont même plus le droit à la répression : on les laisse courir jusqu’à leur majorité, sans qu’une sanction ne vienne les bloquer dans leur ascension délictuelle. On parle toujours de protéger la société contre la racaille. Je suis persuadée qu’il est urgent de protéger ces jeunes du destin qui les guette, en commençant par les punir, sans oublier après de dessiner avec eux un semblant de futur. Certains parents disent à leurs enfants : « Si tu n’arrives pas à sortir d’ici, tu n’as aucune chance de t’en sortir. » Dans la commune de C., pas de salut ?
Une pléiade d’associations s’occupent de toutes les misères, les décrochages, les ratages, les santés, les déviances et autres décalages des jeunes et des moins jeunes de C. Mais on a parfois l’impression que toutes ces institutions, qui font souvent un travail remarquable, ne pourront néanmoins offrir à cette population ce qui lui manque : une vraie place dans notre société, une qu’on serait fier d’occuper, d’où on pourrait parler et influer le cours des choses, une où on ne devrait pas dépendre de la bonne volonté d’autrui pour exister en toute légalité.
Oui, mais…
Dans une certaine mesure, un petit côté hors-la-loi, ça met de l’ambiance dans le quartier, comme un vent de reconnaissance entre marginaux. On fait la nique aux bien-lotis qui ne savent pas vivre et s’amuser. C., c’est un village, où il fait bon habiter, parce qu’on se connait, qu’il y a du bon bruit, des bonnes odeurs, de la couleur, des enfants partout, de la vie. On a nos lois à nous, celles de la rue et d’une solidarité certaine. Si tu acceptes de jouer le jeu, tu as ta place ici.
Oui, mais c’est quoi notre place dans un quartier comme celui-là, les quelques Belges plus ou moins privilégiés qui y ont élu domicile. Pour ceux qui se sentent condamnés à vivre à C., c’est une élection difficile à comprendre. Mais pour nous, c’est facile de passer du hors au dans et de faire les va-et-vient nécessaires de C. vers les quartiers intégrés, de la loi au hors-la-loi, avec les avantages des deux côtés de la barrière. Nous serons toujours gagnants, nous savons jusqu’où nous pouvons aller, nous avons une place à C., mais aussi en dehors et habiter ici n’aura pas d’incidence sur l’avenir de nos enfants. J’attrape le vertige quand je vois toute une génération de jeunes qui se construisent contre une société qui ne les inclut pas et qui, par là, renforce leurs comportements délinquants. Ils vivent hors, sans aucune possibilité de jouer le dedans quand il faut, eux !
Regardons les choses d’un autre côté encore. Sans nous prendre pour un guichet de banque, si tous les Belges moyens désertent le quartier, ça ne fera pas vraiment avancer les choses. On y croit à la mixité sociale ?
Alors quoi ? Bricolage au jour le jour d’un côté à l’autre de la limite qui sépare symboliquement C. du reste de la ville, solidarités à créer avec les voisins à l’épicerie ou sur un coin de trottoir, plaisir de vivre le village à la ville, échanges de savoirs et de cultures d’un côté à l’autre de la rue, jeux des enfants dans le caniveau, partages de bouts d’identités, vie de la rue au jour le jour, liens nouveaux à l’atelier de couture ou dans le groupe de chant de la maison de quartier… Avec la comparaison qui va toujours dans le même sens : il y a ceux qui ont toujours un brin de réussite à leur boutonnière…