La « non-thérapie » artistique

À une époque obsédée par la norme et la rentabilité, la rééducation ou la mise à l’écart de ceux qui ne s’y conforment pas, comment une pratique artistique peut-elle soigner une place pour ceux que la « maladie mentale » exclut[1]Article composé à partir de textes de Walther Araque par L. Miguel Lloreda.?

Ma pratique est celle d’un artiste
confronté aux limites extrêmes de
la vie humaine, et ces limites sont
souvent représentées par la maladie
mentale ou encore par l’âge, les dérèglements
que celles-ci produisent dans le psychisme de
l’homme.
Il y a quelques années, mon chemin a croisé celui
d’un psychiatre, chef de service. Il souhaitait la présence
d’un artiste au sein de son service, et moi je n’avais
à l’époque aucune idée de ce que pouvait être, dans le
réel, la maladie mentale. La proposition m’a tenté, surtout
que dans ses propos le docteur laissait entendre
qu’il ne voulait pas un thérapeute, mais très clairement
un artiste. Il m’a fallu dès ce moment préciser le rôle
que pouvait jouer un artiste dans ce type de service.

Multiplicités

Le service, une aile psychiatrique dans un hôpital
général, service « A » dont la première forme de multiplicité
est donnée par les patients. Diversité d’âges,
diversité de pathologies, diversité de sexes. La première
question était de savoir comment fonctionner au sein
d’un groupe aussi hétérogène sans une finalité thérapeutique
? Fallait-il s’adresser de la même manière aux
jeunes, aux psychotiques, aux personnes âgées dont
les pathologies différaient aussi ? Je me suis alors retranché
derrière ma position d’artiste. J’ai commencé
par installer mon propre atelier dans le service, dans
la ferme intention de produire mon propre travail sur
place, aux yeux de tous. Je suis engagé à temps plein
ce qui implique huit heures par jour de vie commune.
L’accès à mon atelier est complètement libre, ouvert à
tous, y compris aux personnes de l’équipe soignante.
Quant aux productions que les « patients » ont commencé
à réaliser, elles sont et restent la propriété des
personnes les ayant produites. Si quelqu’un décide de
montrer à son médecin son travail, cela tient à la relation
que celui-ci établit avec son travail et avec son thérapeute.
Ni les travaux ni les personnes travaillant dans l’atelier ne sont condamnés à rester dans le champ clos d’une relation thérapeutique.
Le temps passant, le travail d’atelier s’est étendu à
d’autres activités telles que visites de musées et d’expositions,
visites de sites, activités sportives, et même un
repas communautaire. Il me paraissait important de ne
rien changer au groupe dans lequel j’arrivais, mais plutôt,
de transformer ou en tout cas, mettre en question
la notion d’art, de créativité, et aussi, celle d’artiste. Ma
vision de l’art a dû se transformer, donnant place à ce
que Beuys a appelé « le champ élargi de l’art », et ma
position d’artiste s’est diversifiée. De cette manière une
deuxième forme de multiplicité s’est installée.
Ainsi, la place de l’artiste que je suis s’est construite
à plusieurs, et c’est celle-là, la troisième forme de la
multiplicité. Elle s’est construite dans les diverses relations,
celle de l’artiste avec son travail d’artiste, celle de
l’artiste avec les êtres humains les concevant dans leur
différence, celle des patients avec les matériaux, celle
des patients avec l’artiste, celle des patients avec leur
thérapeute et le corps soignant, etc..
De la sorte et jusqu’à présent, toute personne a trouvé
une place au sein de l’atelier, et ceci en dehors de
toute considération d’âge ou de pathologie : le travail
d’atelier est une possibilité, parmi d’autres, de pouvoir
donner forme à quelque chose.

Art-thérapie ?

C’est dans les années trente que l’Américaine
Margareth Dambourg a créé le terme. À la base de
cette théorie se trouve la croyance de l’art comme médicament
: « L’art est le plus ancien des médicaments et
pour certains le meilleur. » Il est très facile de faire un
tel parallèle quand on base la réflexion sur le bienêtre,
exprimé par beaucoup, lors de ce genre de pratique.
L’art n’est et ne pourra jamais être un médicament,
même si d’aucuns prétendent trouver cette croyance
déjà dans les temps primitifs. L’art, pour les anciens,
appartenait à l’ordre du sacré, et la maladie, elle, à celui
du dérèglement cosmique. Et ce que l’on entend comme
manifestation artistique n’était qu’une forme de rituel
cherchant à rétablir l’ordre cosmique dérangé.
Peut-on même parler d’art ? Cela n’est pas si simple !
Il n’y a pas plus d’art dans un atelier dit d’artiste que
dans un atelier d’art-thérapie. L’art-thérapie a volontairement
pris en compte une certaine définition de
l’art qui, selon elle, marquerait la différence entre art
et art-thérapie. Cette définition parle d’un art basé sur
la recherche d’une fin d’ordre esthétique, d’un idéal de
beauté, de productions capables de traverser époques et
cultures, issues d’un processus éminemment solitaire et
auxquelles serait voué un public d’adresse (marchands
d’art, critiques, etc). L’« art-thérapie » ne serait donc
pas destinée à la recherche esthétique, mais à être le
terrain de projections ; elle ne serait pas une démarche
solitaire, mais la relation à un tiers, un processus de
transfert et contretransfert, elle n’aurait pas un public
d’adresse, mais serait la seule possibilité d’une catharsis
non verbale.
On ne peut que regretter cela, puisque, comme je viens
de le dire, il n’y a pas plus d’art dans un atelier d’artiste
que dans un atelier thérapeutique. L’oeuvre d’art ne l’est
que dans la récupération, qui de ces productions, est faite
par le groupe. La pratique artistique se fait avec et en
fonction des autres. À l’inverse, les notions de transfert
et contretransfert, de sublimation, de catharsis, ne sont
pas la propriété privée du domaine de la thérapie, mais
appartiennent à l’humanité entière, entendue comme
l’état d’être en relation.

Ni mise à nu, ni mise en pâture

L’atelier d’activités artistiques est alors un endroit de
vie et de relation, un endroit où la personne, jeune ou
âgée, malade ou saine, homme ou femme, a le choix de
se rendre, non pas pour s’exprimer avec un grand « E »,
mais pour donner matérialité à quelque chose qui, sans
être obligatoirement lui-même, lui
appartient. Cette chose ne prendra
la dénomination d’oeuvre d’art que
dans la mesure où elle est offerte aux
autres, que dans la réception que le
groupe fait d’elle.
Les pratiques artistiques échouent
à chacun comme un droit. La création d’un atelier dans
un service de gériatrie ou de psychiatrie ne diffère pas
de la création d’un atelier public. Il n’est pas un nouvel
espace de soins, mais un endroit où il est loisible de se
rendre.
Il est la mise à disposition de moyens qui permettront,
d’une manière particulière, la « mise en forme » de ce qui
traverse ceux qui y participent. Il n’est pas l’endroit de
la mise à nu de l’individu, mais de la mise en forme par
celui-ci de quelque chose qui, tout en lui restant étranger,
l’habite.
La place d’un atelier d’activités artistiques dans un
service de gériatrie ou de psychiatrie se construit dans le
respect des productions. Elles ne sont pas des livres ouverts
dans lesquels le thérapeute aurait le loisir de lire, et
le processus de production plastique n’est pas un champ
d’expérimentation thérapeutique.
L’atelier n’est pour l’artiste qu’un endroit nouveau de
création, dans le partage de celle-ci, établissant à chaque
pas de nouvelles relations, notamment celles qui sont à
établir entre les individus, les moyens et le monde. Il n’est
pas pour les personnes qui s’y rendent, une obligation,
ni une manière de s’offrir en pâture aux yeux des autres,
mais bien une possibilité parmi d’autres d’épanouissement
personnel, entendu comme la pleine possibilité de
vivre avec les autres.
Et si, ce qui s’y produit est montré, ce n’est que dans la
reconnaissance de la différence. L’exposition est l’endroit
où, à travers ce que l’on donne à voir, l’on se rend différent
et reconnaissant de la différence propre à celui qui
serait à même de recevoir l’offre. Elle accomplit le retour
au groupe et la possibilité d’une construction commune,
dans le respect des différences, dans leur reconnaissance.
J’aimerais finir cette réflexion sur le respect de l’inconnu
dans l’autre par ces mots de Samuel Beckett dans
« Cap au pire » :
« Dire un corps. Où nul. Nul esprit.
Ça au moins. Un lieu. Où nul.
Pour le corps. Où être. Où bouger.
D’où sortir. Où retourner.
Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien
que là. Rester là. Là encore.
Sans bouger. »

« La clinique dont une plaque annonçait “Institut
de repos La Renaissance” avec à l’intérieur un lot
de momies squelettiques, reposées et renaissantes,
dégoulinantes de bouillon au coin de leur bouche,
qui dégoisaient des grossièretés et urinaient dans
leur caleçon, un rez-de-chaussée sombre qui empestait
l’ammoniaque et la sauce béchamel tournée,
encombré de lits et d’invalides assis chacun dans un
fauteuil roulant, emmaillotés des couches sous le
pyjama, reprenant du poil de la bête sur leur siège,
leur denture postiche dans leur poche pour qu’ils
ne l’avalent pas en retrouvant leur jeunesse, moi
abasourdi devant ce cimetière d’exaltés affublés de
béquilles, de pantoufles et des vases de nuit que des
employés en tablier décrochaient à la diable et qui
hop vous stimulaient à grands cris les vessies des
cadavres
Pipi monsieur le major pipi un pipi joli
Au regard éteint rivé au plafond… »

Extrait du livre « Le manuel des inquisiteurs » de
Antonio Lobo Antunes

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Article composé à partir de textes de Walther Araque par L. Miguel Lloreda.