La pacte et l’enseignement spécialisé

On pourrait se poser la question : comment est-il possible d’être à ce point ignorant des réalités de terrain de l’enseignement spécialisé ? Et ce serait une erreur. Ce qui rend la position du Pacte inadéquate pour l’enseignement spécialisé, c’est bien plus qu’une simple « méconnaissance du terrain ».

Ce qui fait problème dans le Pacte, avant même les mesures qu’il propose, ce sont ces rapprochements et confusions entre :
• d’une part la question des inégalités sociales qui sont massives et généralisées et ne concernent l’enseignement spécialisé que parce qu’il constitue pour les enfants du fondamental une des possibilités de relégation scolaire ;
• et d’autre part la question de l’école inclusive qui ne peut être envisagée que dans la diversité des individus concernés, de leur situation personnelle et pour lesquels il faudra se limiter à ce que l’école ordinaire est en mesure de faire.

Le tabou des classes sociales

Ces rapprochements/confusions proviennent de la volonté de ne pas nommer la question des inégalités scolaires en termes de « justice de classe ». Dans les débats sur le Pacte, les inégalités scolaires sont réduites à des différences de situations individuelles (familiales, éducatives, etc.), à des parcours de vie, certes influencés par un contexte socioéconomique, mais essentiellement déterminés par la plus ou moins grande pertinence de choix individuels. Cela permet de penser les inégalités scolaires sans nommer les rapports de domination qui agissent dans et hors de l’école et se renforcent mutuellement pour mener à la relégation scolaire sur base de l’origine socioéconomique des élèves.
Parce qu’elle cherche à créer un consensus autour de l’objet du Pacte, cette pensée s’interdit de nommer les conflits sociaux et s’inscrit dans une logique qui renvoie les acteurs à leur responsabilité individuelle. Ce travers de la pensée conduit à bien des incohérences dans le Pacte dont les exemples qui concernent l’enseignement spécialisé ne sont qu’une petite partie.
La confusion entre difficultés scolaires, troubles des apprentissages, déficiences et handicap est entretenue par tous ceux qui veulent continuer à dédouaner l’école de toute responsabilité dans les inégalités scolaires, en considérant l’ensemble des facteurs explicatifs comme des handicaps (sociaux, culturels, éducatifs, psychiques et physiques). Ceci leur permet de continuer à recommander de les « compenser », sans bousculer la norme scolaire puisqu’elle n’est pas en cause, et sans poser la question fondamentale du « handicap », à savoir si, ce qui est handicapant ce sont les caractéristiques de l’élève ou la place que réserve l’école à ces caractéristiques. De cette manière, les privilèges des dominants sont préservés tout en laissant la place à des mesures politiques « bienveillantes » envers les exclus du système. On les renverra ainsi aux aménagements raisonnables dont ils bénéficient dans un système scolaire qui fait tout ce qu’il peut pour les « aider », et chacun d’entre eux ne pourra que faire le constat que s’il n’y arrive pas, c’est bien de sa faute.
On peut dès lors légitimement se demander si la volonté de mener en parallèle le tronc commun et l’école inclusive n’a pas pour objectif de vouloir faire la démonstration que, et le TC et l’école inclusive ne sont que des utopies généreuses.

Trois enjeux bien distincts

En ce qui concerne l’enseignement spécialisé, on peut dès lors distinguer trois enjeux très différents.
L’enjeu numéro 1 est d’arriver à refermer progressivement la porte de la facilité qui consiste à utiliser l’enseignement spécialisé comme filière de relégation pour gérer l’hétérogénéité dans les acquisitions des apprentissages scolaires. Il s’agit de mettre fin à la confusion entre difficultés scolaires et troubles de l’apprentissage, et d’adapter le système de l’enseignement « ordinaire » pour qu’il prenne en charge les difficultés scolaires. C’est tout l’enjeu du tronc commun : comment faire réussir tout le monde, de façon exigeante pour tous, et dans l’hétérogénéité des origines socioéconomiques ? Cet enjeu concerne l’enseignement ordinaire et sa politique d’orientation.
L’enjeu numéro 2 est d’améliorer la pertinence de l’évaluation et de l’identification des besoins des élèves qui ont des troubles de l’apprentissage et des handicaps afin d’y donner une réponse pertinente dans le cadre de l’enseignement spécialisé et/ou dans l’enseignement ordinaire selon les besoins des enfants, des élèves et selon les possibilités (financières et techniques) d’aménagements dans l’enseignement ordinaire (par exemple pour des enfants « dys » ou porteurs de handicaps). Sur ce point, on ne pourra se réjouir que si, d’une part, on arrête d’évaluer et identifier à tour de bras, dès que des difficultés scolaires sont constatées, pour s’empresser de les nommer en termes médicaux et, d’autre part, si les enseignants sont mieux formés aux problématiques des troubles de l’apprentissage pour distinguer, de manière plus fine, ce qui relève de difficultés scolaires et ce qui relève de troubles, déficiences et handicaps. Autrement dit, à se poser la question de la pertinence de la situation d’apprentissage, avant de se poser celle des « dys » -fonctionnements de l’enfant ou de l’élève. Cet enjeu concerne l’enseignement ordinaire et les professionnels du diagnostic.
L’enjeu numéro 3 est le seul qui implique directement l’enseignement spécialisé. Il s’agit de décloisonner l’enseignement spécialisé et l’enseignement ordinaire en favorisant toutes les possibilités de socialisation commune des élèves qui relèvent de ces deux types d’enseignement.
Accompagner des élèves à besoins spécifiques ne s’improvise pas. Il faut des connaissances théoriques solides sur les fondements, les causes et les conséquences des troubles, des déficiences et des handicaps, non seulement sur les apprentissages, mais aussi sur l’ensemble de la vie scolaire et de la vie en général. D’autre part, les aspects didactiques sont également impactés par les difficultés de ces élèves. L’enseignement spécialisé a bien une raison d’être. Il est cependant souhaitable que la nécessité pour certains enfants de cadres scolaires différents (des établissements spécifiques, des classes spécifiques, des didactiques spécifiques) ne contribue pas au renforcement de leur exclusion sociale.

Fausse route

L’enseignement spécialisé n’est pas en trop, il est instrumentalisé à d’autres fins. Autant il est nécessaire, pour chaque enfant porteur d’un handicap, de prendre en compte sa spécificité individuelle, autant il est nécessaire, pour les enfants issus de familles défavorisées, de prendre en compte les rapports sociaux collectifs qui le mettent en difficulté.
En l’état du Pacte, on aura donc nécessairement un tronc commun mou parce que les acteurs institutionnels et ceux qu’ils représentent, dont les syndicats et leurs affiliés, sont encore trop nombreux à ne pas reconnaitre que la relégation scolaire des enfants des familles populaires est à la fois un problème « technique » (quelles didactiques, quelles pédagogies, quelle organisation du système scolaire ?) et un problème politique.
Il faudra donc dans l’immédiat combattre toutes les tentatives, et elles sont nombreuses, de saboter le tronc commun, en y instaurant des filières internes d’orientation, en dénonçant toutes les décisions des acteurs qui iront en ce sens, mais aussi en soutenant les enseignants qui s’investiront dans la lutte contre les inégalités scolaires fondées sur les inégalités socioéconomiques (formations, diffusion d’outils, pression sur le politique).
En ce qui concerne l’enseignement spécialisé, il est doublement urgent de réagir. Les propositions actuelles du Pacte auront des conséquences négatives, d’une part sur les conditions de prise en charge des élèves qui relèvent de l’enseignement spécialisé, et d’autre part, sur les conditions de faisabilité de la mise en œuvre du tronc commun en entretenant la confusion sur l’origine des difficultés scolaires des élèves. La partie de l’avis n° 3 du Pacte qui concerne l’enseignement spécialisé doit donc être réécrite en tenant compt