On parle beaucoup, depuis quelques années, des vertus de l’enseignement explicite face aux problèmes dont souffre l’école. Pour certains ce serait même une sorte de panacée. Cela vaut la peine d’être examiné précisément[1]Je reprends ici certains éléments de mon ouvrage : Comprendre les pratiques et pédagogies différentes, Berger-Levrault, 2021 et de mon article « Des implicites sur l’enseignement … Continue reading .
Un premier constat s’impose : la pédagogie explicite vise à faire en sorte que les élèves comprennent et apprennent. Elle partage donc un objectif classique avec les autres démarches pédagogiques. Il convient cependant de remarquer que nombre de pédagogies visent des objectifs plus variés : construction de l’esprit critique, créativité, autonomie, émancipation…
Il me semble que la pédagogie explicite tente d’autant plus de se différencier de l’enseignement classique qu’elle en est un avatar : c’est le maitre qui dirige tout, les modalités de questionnement des élèves sont des variations du cours magistral[2]Sur le modèle bien connu Q.R.E. : question de l’enseignant, réponse de l’élève, évaluation de l’enseignant. et il existe une stratégie unique constituée d’un enchainement d’étapes : ouverture (qui précise les objectifs et les notions essentielles), modelage (l’enseignant fait la démonstration, réalise la tâche et prend des exemples), pratique guidée (sous la gouverne du maitre), pratique autonome, clôture (synthèse et consolidation).
« Refoulement des multiples causes possibles des difficultés des élèves puisque seuls les implicites semblent retenus. »
Cette stratégie accorde finalement peu de valeur à l’intérêt du travail proposé puisqu’il est nécessaire de pacifier d’abord pour pouvoir travailler ensuite. Elle repose aussi sur diverses illusions. En premier lieu, celle de la transparence : un message pourrait être absolument clair, de surcroit pour tous les élèves, et si ce n’est pas le cas (ré)expliciter suffirait à surmonter les obstacles de compréhension. On pourrait ainsi éviter les implicites qui, pourtant, selon les spécialistes du langage et de la communication structurent tout discours[3]Pour une synthèse classique, voir C. Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986.. Il existerait ainsi une communication où l’émetteur enverrait un message qui arriverait inchangé aux récepteurs qui le décoderaient à l’identique. Peut-être est-il utile de rappeler ici ce qu’écrivait André Chervel, historien des disciplines : « Ce que l’élève apprend n’a pas grand-chose à voir avec ce que le maitre enseigne[4]« L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation, n° 38, 1988.. »
Cette stratégie impose encore, aux maitres comme aux élèves, un rythme unique et une démarche censée aller du simple au complexe. Il s’agit là d’une confusion classique entre le complexe et le compliqué à comprendre. En effet, le familier est complexe, car il est composé de multiples éléments imbriqués, mais c’est le point de départ pour construire des unités simples, compliquées à appréhender parce qu’elles sont abstraites d’une relation directe à l’expérience des sujets.
De surcroit, cette stratégie ne tient pas compte des domaines, pourtant très nombreux, où les problèmes sont flous et les solutions multiples : écriture, créations artistiques, sports collectifs…
Expliciter, comprendre, enseigner et apprendre ne fonctionnent pas de la même manière selon les disciplines et les contenus scolaires. Ceux-ci sont en effet multiples : savoirs, savoir-faire, exercices, valeurs, rapports à, attitudes, comportements, écogestes… Les variations de l’explicitation nécessitent donc d’importantes précisions.
Je rappellerai encore la place qu’accordent les didacticiens aux implicites dans la structuration des disciplines scolaires[6]Y. Reuter, « Pour une introduction aux concepts des didactiques » dans Traité des didactiques, De Boeck.. Ainsi Yves Chevallard[7]Voir « La transposition didactique », La Pensée sauvage, 1985/199. a analysé les différentes strates du fonctionnement des disciplines scolaires comprenant les contenus disciplinaires (à enseigner explicitement, à apprendre et à évaluer), les contenus paradisciplinaires (en quelque sorte des contenus-outils, enseignés implicitement au travers des pratiques de l’enseignant et de leur répétition) et les contenus protodisciplinaires (en quelque sorte les prérequis, par exemple le savoir écrire au lycée).
L’enseignement explicite repose encore sur des refoulements importants : refoulement des multiples causes possibles des difficultés des élèves puisque seuls les implicites semblent retenus. Refoulement de nombre de démarches et de dispositifs élaborés par les pédagogues et les didacticiens. Adieu la démarche spiralaire, les diverses modalités de construction progressive des connaissances par l’élève lui-même (tâtonnement expérimental, évaluation formative…), le transfert de la responsabilité de la tâche aux élèves (dévolution), les cheminements différenciés, la diversité des circuits d’explicitation, la coopération, les débats, la confrontation à des obstacles, les situations-problèmes, la problématisation, la prise en compte des représentations et des pratiques des élèves… Adieu encore au travail avec les familles dont on connait pourtant l’importance pour des élèves issus de milieux défavorisés.
Les refoulements touchent, de manière identique, les recherches où il n’est point de salut hors des approches dites quantitatives (essentiellement fondées sur la randomisation) et des métaanalyses (qui ne prennent en compte que le même type de recherches). Les débats, importants, autour de ces techniques[8]Par exemple, Faire preuve. Des faits aux théories, de B. Howard. S., La Découverte, 2020 ou pour une synthèse de H. Droelants et S. Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en … Continue reading n’apparaissent pas vraiment et la diversité des méthodes de recherche possibles sur ces questions n’est pas présentée, ce qui élimine quantité de recherches, des disciplines entières (ethnologie, histoire…) ou encore des domaines de recherche (par exemple celui des maladies orphelines).
À cela s’ajoutent des confusions construites, au moins en partie, par les tenants de l’enseignement explicite.
La première confusion consiste à amalgamer des théories qui portent, d’un côté, sur les fonctionnements de l’esprit humain et des apprentissages, en l’occurrence le socioconstructivisme et, de l’autre, des théories qui portent sur des démarches pédagogiques. Il me semble en effet qu’il n’existe pas de pédagogie socioconstructiviste, mais des activités différentes des maitres et des élèves, selon la pédagogie pratiquée. Je dirais ainsi, à la différence des discours courants sur ces questions, que toute pédagogie est active : les maitres ne sont pas inactifs et il en est de même pour les élèves, y compris dans l’enseignement magistral. Seules les modalités de ces activités diffèrent.
La seconde confusion consiste à amalgamer les pédagogies qui se réclament de l’éducation nouvelle[9]Les pédagogies prônées par Decroly, Freinet, Montessori, Steiner… diffèrent très fortement. Les amalgamer n’a pas grand sens et, si ce n’est pas le cas, il faut alors préciser le courant … Continue reading, des modifications liées à des évolutions technologiques (voir l’informatique), des démarches considérées comme nouvelles malgré leur ancienneté[10]Par exemple les projets interdisciplinaires ou les cours dialogués., des innovations plus ou moins prescrites par les ministères… ce qui interroge la validité des comparaisons entre l’enseignement explicite et d’autres démarches ainsi que tout jugement globalisant.
J’ajouterais enfin que nombre de critiques portées à l’encontre des pédagogies différentes sont singulièrement discutables. Elles oublient bien souvent que les pédagogies différentes se sont historiquement construites contre l’opacité des fonctionnements scolaires classiques et l’échec qu’ils suscitaient, touchant surtout les élèves issus des milieux défavorisés.
De surcroit, il existe encore trop peu d’études qui décrivent précisément et sans apriori les pratiques instaurées par ces pédagogies, en croisant les techniques de recueil et les cadres théoriques, en prenant le temps de l’étude (de plusieurs mois à plusieurs années), en analysant de multiples dimensions (apprentissages, rapport à l’école, incivilités, climat scolaire…) et en ne se focalisant pas uniquement sur ce que certains appellent les fondamentaux, de surcroit évalués en situation classique de test, sans interrogation aucune sur les différentes significations que les élèves peuvent accorder à ces situations. Lorsqu’elles existent, les études fondées sur ces principes montrent une réussite dans le domaine de la lutte contre un échec socialement différencié : c’est ainsi le cas pour la démarche de projet menée à l’école Vitruve[11]Voir par exemple, à quarante ans d’intervalle, R. Gloton, Au pays des enfants masqués, Casterman, 1979 et Y. Reuter, « L’école Vitruve : un laboratoire de l’expérimentation … Continue reading à Paris ou pour la pédagogie Freinet en milieu défavorisé dans la banlieue lilloise[12]Y. Reuter, Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan, 2007.. Ainsi, la recherche menée sur cette école a duré cinq ans, avec plus de dix chercheurs de disciplines différentes et a croisé des observations, des questionnaires, des entretiens, des analyses de documents appartenant aux fonctionnements pédagogiques ordinaires de cette école, des documents sollicités par les chercheurs, des analyses des évaluations institutionnelles.
On peut aussi remarquer qu’il existe quantité de travaux qui ont mis au jour les effets intéressants de pratiques préconisées depuis longtemps dans les pédagogies différentes : dispositifs d’accueil pour les élèves, travail en équipe, coopération entre les différents acteurs (notamment avec les parents[13]Ce qui peut contribuer à réduire certains conflits de loyauté. ), conseils d’élèves, mises en relation des cultures scolaires et extrascolaires, projets, différenciation, temps conséquent de réflexion et de recherche, évaluation formative… De fait, depuis longtemps déjà, les pédagogies différentes ont produit des ressources pour les enseignants. Il convient ainsi de noter que les enseignants dans les milieux considérés comme difficiles[14]Voir le rapport de l’inspecteur général de l’éducation nationale J.-P. Delahaye : « Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la réussite de tous », 2015. s’emparent de ces ressources et il en est de même pour les structures de lutte contre le décrochage et de retour à l’école. Certains effets sont, ici aussi, attestés tant sur le plan des apprentissages que sur ceux de l’inclusion, de l’amélioration du climat scolaire et de la baisse des incivilités. Je mentionnerais aussi la manière dont les associations engagées dans la lutte contre les inégalités voire la grande pauvreté et connaissant véritablement les difficultés de vie dans les milieux défavorisés, par exemple ATD Quart-Monde, font appel à ces démarches.
J’ajouterais encore que certaines compétences développées par ces pédagogies, telles que le travail en équipe, la capacité d’organiser son travail ou encore la gestion de l’oral avec des interlocuteurs diversifiés, s’avèrent des atouts particulièrement utiles dans la poursuite d’études pour des enfants dont les parents n’étaient pas pourvus de diplômes.
Une autre critique témoigne à mon sens d’une véritable méconnaissance des fonctionnements des enseignants qui pratiquent des pédagogies différentes : la facilitation des apprentissages n’est pas un moindre travail pour le maitre comme semblent le penser les tenants de la pédagogie explicite. Il s’agit d’un changement radical de posture, d’une grande exigence, qui nécessite, outre la construction et la maitrise de dispositifs variés, un rôle de garant des apprentissages et une attention constante aux cheminements des élèves afin de repérer le moment opportun pour intervenir et aider tel ou tel élève à surmonter l’obstacle auquel il est confronté.
Je m’arrêterai enfin sur l’énergie avec laquelle les thuriféraires de l’enseignement explicite diffusent leurs idées pour tenter de les imposer. Cela appelle encore trois remarques.
Ce militantisme partage un défaut avec les autres courants pédagogiques : la certitude d’être dans le vrai, d’avoir raison (du coup, les autres ont tort) et d’avoir trouvé la bonne solution[15]J’ai précisé dans mon ouvrage de 2021 les obstacles que pouvait créer ce militantisme pour nombre d’enseignants.. Cette croyance me semble fondée sur l’ignorance de l’histoire de l’éducation qui est jonchée des cadavres de théories qui semblaient justes et de démarches qui paraissaient pertinentes.
De façon complémentaire, ces convictions remplacent la prudence et le doute qui caractérisent les pratiques scientifiques. Je rappellerai ici que l’épistémologie et l’histoire de sciences incitent à penser autrement la construction des connaissances. Il en est ainsi par exemple de Gaston Bachelard pour qui l’esprit scientifique se constitue comme ensemble d’erreurs rectifiées[16]G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938. ou de Karl Popper pour qui toute vérité scientifique est une erreur en sursis[17]K. Popper, Conjectures et réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 1963/2006..
Il convient encore de remarquer que cette conviction militante a plus l’oreille des institutions que le militantisme pédagogique d’autres courants. Peut-être parce que les décideurs aiment bien avoir des représentations simples des problèmes des apprenants ainsi que des solutions clés en main quant aux pratiques à préconiser, aux évaluations et aux formations à mettre en place. Peut-être aussi parce que la pédagogie explicite possède, à leurs yeux du moins, le mérite de ne pas vraiment critiquer l’école et la société. Et, finalement, d’enseigner, au-delà des contenus apparents, le respect, voire la soumission, que ce soit celle des enseignants aux experts autoproclamés et aux politiques ou celle des élèves aux enseignants.
Notes de bas de page
↑1 | Je reprends ici certains éléments de mon ouvrage : Comprendre les pratiques et pédagogies différentes, Berger-Levrault, 2021 et de mon article « Des implicites sur l’enseignement explicite », Cahiers pédagogiques, n° 551, 2019. |
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↑2 | Sur le modèle bien connu Q.R.E. : question de l’enseignant, réponse de l’élève, évaluation de l’enseignant. |
↑3 | Pour une synthèse classique, voir C. Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Armand Colin, 1986. |
↑4 | « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation, n° 38, 1988. |
↑5 | Les recherches en didactiques semblent ignorées par ce courant. |
↑6 | Y. Reuter, « Pour une introduction aux concepts des didactiques » dans Traité des didactiques, De Boeck. |
↑7 | Voir « La transposition didactique », La Pensée sauvage, 1985/199. |
↑8 | Par exemple, Faire preuve. Des faits aux théories, de B. Howard. S., La Découverte, 2020 ou pour une synthèse de H. Droelants et S. Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation, PUF, 2022. |
↑9 | Les pédagogies prônées par Decroly, Freinet, Montessori, Steiner… diffèrent très fortement. Les amalgamer n’a pas grand sens et, si ce n’est pas le cas, il faut alors préciser le courant pédagogique que l’on compare. |
↑10 | Par exemple les projets interdisciplinaires ou les cours dialogués. |
↑11 | Voir par exemple, à quarante ans d’intervalle, R. Gloton, Au pays des enfants masqués, Casterman, 1979 et Y. Reuter, « L’école Vitruve : un laboratoire de l’expérimentation pédagogique », bit.ly/3odAAUp |
↑12 | Y. Reuter, Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, L’Harmattan, 2007. |
↑13 | Ce qui peut contribuer à réduire certains conflits de loyauté. |
↑14 | Voir le rapport de l’inspecteur général de l’éducation nationale J.-P. Delahaye : « Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la réussite de tous », 2015. |
↑15 | J’ai précisé dans mon ouvrage de 2021 les obstacles que pouvait créer ce militantisme pour nombre d’enseignants. |
↑16 | G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938. |
↑17 | K. Popper, Conjectures et réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 1963/2006. |