8 h 10, j’entre dans l’école, croise la directrice dans le couloir, m’engouffre dans la salle des profs, arrache les dernières consignes à mon casier, croise le prof de sciences qui doit me parler d’Antonin mais, me précipite dans le local fumeur et remonte presque aussitôt.
Les élèves s’agglutinent autour des portes et lentement la marée monte, se déverse dans chacune des classes, je m’insinue dans le flot, une à une les portes se ferment, chaises, tables, bureau, tableau, cahiers, bics, craies, 50 minutes.
Les portes s’ouvrent. Je croise le prof de français qui ignore tout de ce qui vient de se passer dans ma classe, je me fraie un passage à contrecourant, croise des élèves qui me regardent, m’évitent, me saluent, m’ignorent, je croise le prof d’histoire, entre dans une classe dans laquelle j’ignore ce qui vient de se passer, ferme la porte, 50 minutes.
Les portes s’ouvrent. Je traine un peu sur le pallier, fourche, échange quelques mots avec l’éducatrice à propos d’Antonin, longe le couloir, m’esquive dans la salle de travail, quelques documents à imprimer, des copies à corriger, vite quelques photocopies, 50 minutes.
L’école se déverse dans la cour, les profs s’entassent dans la salle des profs, brouhaha, cacophonie et bribes d’histoires de classes, 20 minutes.
La sonnerie n’en finit plus, elle s’éternise, envahit tout l’espace, nous vrille les tympans, le son enfle, la pression monte, le temps s’éternise, les murs peinent, la porte est soufflée vers l’extérieur et soudain, le bruit cesse.
Le temps est suspendu. Sous nos yeux ébahis, dans un pré arboré, nos élèves flânent et devisent joyeusement, se poursuivent ou lisent à l’ombre d’un cerisier.
Sans un mot, sans un regard, les profs ont compris.
Dans une grande salle, ils se sont organisés et ont redessiné le temps et l’espace en fonction des besoins, des désirs, des nécessités.
Je me souviens. Notre premier acte fut de débrancher la sonnerie. Il a fallu repousser les murs, organiser des carrefours, des places publiques, des jardins d’affichage et des échelles de temps. Il a fallu tordre nos habitudes, rompre nos rythmes, ce fut laborieux et plusieurs fois, nous fûmes tentés de renoncer et de revenir à notre bon vieux cadre rassurant. Mais aucun d’entre nous n’accepterait aujourd’hui de tout recommencer comme avant.
Nous avons pris le temps. Il est à nous, nous en disposons. C’est notre bien le plus précieux et nous ne sommes pas prêts à le rendre. C’est devenu notre outil de travail et nous l’organisons, nous l’occupons ensemble. Nous avons formé des groupes de profs, nous avons une centaine d’élèves par groupe, et nous organisons leurs apprentissages. Nous sommes entrés dans la quatrième dimension.