David Le Breton, sociologue et anthropologue, s’est spécialisé dans les conduites à risque. Sa lecture de la radicalisation des jeunes l’amène à penser cette mise en danger comme une forme de résistance : malgré la souffrance à l’autre et à soi, c’est une forme de reprise du contrôle de soi.
Il faut intégrer la radicalisation et le passage à l’acte à l’intérieur des conduites à risque qui sont l’expression d’un mal de vivre, d’une souffrance, d’un porte à faux avec le monde. Beaucoup d’observateurs ont pointé que les jeunes auteurs d’attentats de ces derniers mois avaient eu des enfances fracturées, avec souvent une absence du père dans des familles très conflictuelles. Nombre de jeunes qui ont rejoint Daech ont des trajectoires qui auraient pu les mener vers la toxicomanie ou d’autres types de comportements dits à risque. On peut aussi penser qu’à d’autres moments de l’histoire, c’est la thèse notamment d’Olivier Roy, ils se seraient enrôlés dans n’importe quelle autre cause extrême comme, le terrorisme d’extrême gauche en Europe dans les années 70.
Lorsque ces jeunes se radicalisent, ils coupent tous les ponts qui les reliaient à leur histoire personnelle. Ils se livrent à l’inconnu au risque de mourir eux-mêmes. Ils sacrifient une immense part de ce qu’ils ont vécu. Ils sont dans ce que j’ai appelé la blancheur, c’est-à-dire une volonté de disparaitre de soi, d’éradiquer la personne antérieure qu’ils ont été. Parce que cette personne qu’ils ont été leur est intolérable, insupportable. Elle a vécu trop de souffrances, trop d’abandons, trop de mépris. Ils veulent renaitre d’une certaine manière, mais en se délivrant de toutes les tyrannies de leur identité. Ces logiques qui ne sont pas si éloignées des sectes. Ils sont dans la disparition de soi et également dans la renaissance. Mais cette renaissance est paradoxale dans la mesure où ils donnent leur vie à leur cause et en même temps, pour certains, avec des avantages considérables en matière de femme, de sexualité, de voiture, d’appartement.
La différence fondamentale, c’est le meurtre. C’est l’indifférence totale à la vie des autres et le sentiment d’être soi-même au-dessus de la mêlée et de pouvoir décider de la vie, de la mort de n’importe qui dans les rues de Bruxelles, de Paris ou d’ailleurs.
Il y a cette même volonté de se venger de son sort avec le sentiment que la société s’est sans cesse retournée contre eux et les a empêchés d’avancer. Tous ces jeunes sont dans un désir de mort. Chez les tueurs scolaires, c’est flagrant car la plupart d’entre eux sont abattus par la police ou bien ils se tuent après avoir tué un maximum d’élèves ou de profs. Du côté des tueurs de Daech, il y en a aussi beaucoup qui sont tués par la police ou qui se font exploser.
Il y a ce rite de virilité pour des garçons qui veulent montrer au monde entier qu’en dépit de tous leurs échecs, rien ne leur fait peur, ni la mort ni de torturer. Ce rite qui vient surcompenser, on le retrouve chez les tueurs scolaires. Quand on a l’impression de ne pas être reconnu à l’intérieur du lien social, on peut se faire reconnaitre par la provocation, par la violence, à travers un rejet flamboyant, en quelque sorte. Ce sont des jeunes qui veulent marquer à jamais la mémoire de leurs victimes.
Et puis, en même temps, peut-être pour répondre à une quête de spiritualité qui est énormément manquante dans nos sociétés. Quand ils sont plus petits, on leur offre une vision du monde qui déborde d’imaginaire. Quand ils arrivent à âge adulte, ils sont confrontés aux dérives du monde d’aujourd’hui, au matérialisme absolu qui caractérise nos sociétés avec la quête du profit et de la réussite sociale. Cela ne peut satisfaire l’ensemble des jeunes de la planète qui parfois ont envie d’autre chose, de sens et de valeurs.
De plus, depuis la fin des années 80, nous sommes devenus profondément des individus. Chacun est le maitre d’oeuvre des significations et des valeurs avec lesquelles il veut vivre. Nous avons chacun à avancer dans nos existences et il faut décider en permanence. Pour moi, il y a une pathologie de la liberté, des jeunes qui sont terrifiés d’être à ce point libre et qui demandent des réponses à propos de leurs comportements. C’est même caricatural chez les convertis qui veulent savoir, par exemple, ce qu’il faut manger, s’il n’y a pas tel ingrédient microscopique interdit dans leur nourriture.
C’est hallucinant ces jeunes qui sont en quête d’une direction pour le moindre détail de leur vie : je ne supporte plus ma liberté, que Dieu me dise exactement ce que je dois faire.
Vous soulevez là le problème de la reconnaissance sociale. On peut dire que des centaines de millions de jeunes vivent les mêmes situations sociales de précarisation, mais beaucoup d’entre eux vont investir l’école, avec le sentiment que si l’école n’est certes pas un ascenseur social assuré, elle préserve un peu les arrières dans nos sociétés de plus en plus hiérarchisées. D’autres vont trouver des réponses en allant ailleurs, à travers la musique ou le théâtre, parce qu’il y a une créativité extraordinaire dans les milieux populaires.
Donc des milliers de jeunes qui sont exactement dans les mêmes situations sociales et culturelles n’iront jamais massacrer les autres. C’est pour cela qu’il faut toujours faire la part des choses. Il y a énormément de jeunes qui sont en échec, qui sont harcelés par leurs copains, mais il y en a combien qui passent à l’acte de la tuerie scolaire ? Il ne faut pas seulement se dire qu’il y a un profil. Ce qui compte, ce n’est pas le profil, c’est ce que les jeunes en font. Nous sommes en permanence ce que nous faisons. Pour moi, les jeunes qui adhèrent à Daech savent ce qu’ils font, ils savent où ils vont, ils savent ce qu’ils seront amenés à faire.
Faire passer les gens de Daech pour des fous, ça n’explique absolument rien. C’est rassurant pour les parents qui peuvent se dire « on n’y est absolument pour rien dans la radicalisation de nos enfants, ils sont tombés entre les pattes de salauds qui leur ont lavé le cerveau. »
Dans l’infinie complexité de l’identité, on n’est pas uniquement le produit de notre éducation. On est ce qu’on fait de l’éducation de nos parents, des influences qui ont pesé sur nous. D’ailleurs, il y a énormément d’adolescents qui sont en conflit avec leurs parents : personne n’oserait alors parler de lavage de cerveau !
Il y a en chacun de nous d’innombrables hommes, d’innombrables femmes, que seules les circonstances vont mettre au jour. Beaucoup de ces jeunes qui se sont radicalisés et qui ont commis des massacres épouvantables auraient parfaitement pu continuer leur existence, et peut-être un jour ou l’autre, ils seraient tombés amoureux et ils se seraient parfaitement intégrés. Ils seraient devenus peut-être des pères ou des mères de famille absolument impeccables. Il y a des tas de délinquants qui ont fini par changer complètement leurs habitudes.
On a beaucoup dit que, du côté des garçons, la licence de violer était une des grandes attractions de Daech. Et du côté des filles, c’est le désir d’avoir un mari qui soit un vrai mari, un mariage qui ne s’arrête pas au bout de quelques mois ou quelques années. Des filles qui sont attachées aux stéréotypes de genre ; comme les garçons sont d’ailleurs associés aux stéréotypes du genre masculin.
Ils renchérissent en quelque sorte les stéréotypes de genre : un garçon doit être un mec costaud et viril qui n’a pas peur de la mort, une fille doit être fondamentalement une mère. Elle ne peut pas montrer son corps ni son visage pour ne pas subir de harcèlement ou pour ne pas être l’objet du désir des hommes. Dans les deux cas, ce sont des manières de se réfugier en quelque sorte derrière des modèles rigidifiés qui donnent un sentiment de légitimité. Un sentiment de légitimité d’autant plus puissant que Dieu vient, en quelque sorte, rehausser la valeur de vos choix.
Je vois deux dimensions. L’une d’entre elles, évidemment, c’est que le terrorisme se nourrit du spectacle. Plus un massacre est sanglant et abominable, plus il va se répandre telle une trainée de poudre sur la planète. Il va provoquer des dérives — il ne faudrait jamais publier les photos et les noms des tueurs. Il y en a plein d’autres qui pourraient potentiellement tuer, mais qui sont encore hésitants et, évidemment, ils ont envie qu’on parle d’eux avec la même intensité. Cette recherche de notoriété, on la trouve aussi chez les tueurs scolaires.
Et l’autre aspect, c’est cet imaginaire de la mort. La conviction que la mort n’est pas la mort. Beaucoup de jeunes n’ont pas le sentiment de l’irréversible et du tragique de la mort. Ils ont le sentiment que mourir, ce n’est pas tout à fait mourir. D’où le fait que beaucoup de jeunes qui tentent de se tuer par exemple et qu’on réanime vous disent « je ne voulais pas mourir, je voulais que mon père fasse attention à moi, je voulais que mes problèmes s’arrêtent ».
Ceux qui font le djihad sont convaincus qu’ils ne vont pas mourir, mais qu’ils vont accéder à ce statut de martyr au paradis, à côté de Dieu.
– Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine, éditions
Métailié, 2015.
– « Adolescence et conduites à risque », https://goo.gl/5F3nN4
Fabert, 2014.
– D. Jeffrey, J. Lachance, D. Le Breton, M. Sellami, J. Haj Salem, Jeunes et djihadisme. Les conversions interdites, PUL, 2016. https://goo.gl/jbCFrR