La radicalisation, cela s’est construit

La manière dont la société belge a approché l’immigration d’origine marocaine a évolué au cours de ces cinquante années. On ne l’a pas toujours considérée sous le prisme quasi exclusif du religieux. Était-ce mieux avant ?

Durant les années 60 et 70, ces hommes, ces femmes et ces enfants provenant du Maroc ont été perçus en Belgique en tant qu’exemples d’une culture patriarcale traditionnelle. Nous, Belges, avons donné dans un certain interculturel pour mieux communiquer avec eux. Avec les meilleures intentions du monde, nous avons tenté de comprendre cet autre qui nous arrivait, et, en cherchant ses codes, nous avons enfermé ces personnes très diverses dans cette figure d’autre.
À force de les réduire à la culture dont elles étaient supposément porteuses, nous avons oublié de considérer leur présent, leurs possibles et leur diversité. Cette approche de nos nouveaux concitoyens a été dévitalisante et lourde de conséquences.
La manière dont on a encadré les jeunes de la première génération marocaine peut être un bon exemple de ce ratage. Au sein de l’immigration marocaine, il y avait des opposants au régime marocain, réfugiés politiques de gauche, qui étaient accompagnés par des mouvements associatifs belges de l’époque. Très souvent, c’était des fils et des filles de familles aisées et urbaines, très scolarisés.
Or, c’est à eux qu’on a confié la mission d’encadrer des enfants issus de milieux très éloignés des leurs. Ils avaient comme perspective des luttes à mener. Ils se sont retrouvés professionnels d’une immigration qui n’était pas la leur, l’immigration ouvrière. À force de croire que tous partageaient la même culture, nous avons loupé des enjeux sociaux essentiels.

La culture pour étouffer le social

Là où les intellectuels politiques se focalisaient sur l’apprentissage de la langue arabe en vue d’un retour au pays, lorsque la révolution aurait lieu, les jeunes
demandaient des activités de théâtre ou de darbouka parce que celles-ci avaient du sens dans leur ici et maintenant. Là où les intellectuels se focalisaient sur l’opposition politique, les jeunes et leurs parents pouvaient la redouter, car elle pouvait compromettre le retour au pays qui comptait pour eux, il permettait de retrouver la famille pendant les vacances.
Il faudrait relire tout le discours sur ces jeunes égarés à la lumière des conditions sociales dans lequel il a été produit, et par qui il a été produit. À force de se braquer sur l’alphabétisation en arabe en fonction d’un hypothétique retour au pays, on a peut-être oublié de considérer que ces jeunes avaient désormais leur vie ici. Qui s’en souciait et était prêt à en tirer toutes les conséquences ?
Dès 1979, le sociologue Abdelmalek Sayad parla d’enfants illégitimes, à la fois étrangers à leurs pays autant qu’à leurs parents. Il pointait : « Exister, c’est exister politiquement[1]A. Spire, avant propos à A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, vol. 2 : Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d’agir, 2006.. » Ce qui n’avait pas été permis à la génération des parents. De fait, les demandes dont ces jeunes étaient alors porteurs s’adressaient à la société belge, et celles-ci n’étaient pas culturelles ou religieuses, mais sociales et politiques. On ne peut pas dire qu’elles furent entendues.
En France, il y eut notamment le mouvement des Beurs. En Belgique, les émeutes de Forest[2]Voir la note de fin de l’article du même numéro : La suspicion généralisée tue les relations sociales. marquèrent durablement les esprits. Un des slogans des jeunes qui en furent les acteurs, était « L’intégration se fera avec nous, ou elle ne se fera pas ». À ce moment-là, des jeunes des quartiers disaient à Nouzha Bensalah, alors jeune sociologue issue de la première génération : « Vous qui êtes dans les universités, qui avez franchi toutes les phases de la sélection, vous êtes des assimilés, des planqués, et vous n’irez pas à la confrontation. Pourtant, vous ne gagnerez rien dans cette démocratie. Vous êtes à l’université, mais retournez voir dans les quartiers les parents discriminés. »
Face à cela, les pouvoirs publics ont professionnalisé l’encadrement de ces jeunes. La première génération de militants a peu à peu cédé sa place, et les raisons pour lesquelles les nouveaux professionnels ont investi l’associatif se sont diversifiées. Aujourd’hui, on n’y va plus nécessairement parce qu’on milite sur des enjeux de société : force est de constater qu’il est plus difficile d’entendre un discours d’émancipation.

Le cliché d’une communauté uniforme et figée

Le chômage devenait massif. Les plus jeunes voyaient leurs ainés s’être battus pour décrocher des diplômes qui ne leur servaient à rien. La spirale du décrochage et de la relégation tournait à plein régime.
Malgré cela, il reste essentiel de ne pas figer le vécu des familles d’origine maghrébine dans quelques traits généraux. Les dynamiques particulières sont essentielles pour comprendre le fonctionnement réel d’un système.
Dans un tableau scolaire très sombre se détache le parcours de nombreuses filles, qui ont mieux réussi que les garçons — comme c’est par ailleurs le cas dans l’ensemble des milieux sociaux. Avec de lourdes conséquences : là où les hommes voyaient leurs rôles traditionnels remis en question sous le coup de la crise économique, les jeunes femmes gagnaient en autonomie, et jouaient un rôle désormais essentiel à l’extérieur, dans une nouvelle vie professionnelle, et dans l’économie familiale.
Toute l’organisation de la famille se retrouvait remise en cause, et dans le pire des contextes : celui de la crise, celui de la disqualification des pères et des hommes en général. Il faut se demander comment on peut vivre cela dans un couple, dans une fratrie, dans une famille. Cela a pu donner lieu à des drames. Dans le domaine scolaire aussi, cela a pu être craint : qu’en fréquentant l’école, les filles puissent tomber amoureuses d’un Belge.

La religion comme recours

On a beaucoup parlé à juste titre de la religion comme moyen de défendre une altérité, une dignité et une fierté collective, mises à mal par tous ces discours qui cherchent à vous objectiver et vous définissent continuellement comme problème.
Selon le sociologue Carmel Camilleri, la religion a alors permis aux familles de tenir, en proposant un compromis : l’émancipation des filles, d’accord, mais à condition qu’il y ait une limite infranchissable, qui fasse lien, et qui est l’Islam. Le discours religieux remettait ainsi de l’ordre dans ce qui pouvait être vécu comme du désordre. C’est ainsi que dans beaucoup de familles le foulard est rentré.
Nous avons continué à rester aveugles à ces dynamiques au sein de la communauté maghrébine. Mais nous avons troqué de paire de lunettes : au prisme culturel a succédé le religieux, et nous avons cherché à comprendre la culture musulmane…
Abdelmalek Sayad parlait de double absence de ces populations, absences ici et là-bas, et interrogeait, de manière prémonitoire : « Quelle réponse donner à l’angoisse et à l’espérance de tous ces jeunes qui demandent à être rassurés, rassurés sur eux-mêmes et sur le sens de leurs initiatives ? Est-ce folie ? Est-ce simplement un jeu, mais un jeu terriblement cruel s’il ne devait être suivi d’aucun effet ?
Il reste alors à s’interroger sur les ressources dont disposent ces enfants illégitimes pour exister politiquement dans la société d’accueil : s’identifier à l’entreprise assimilationniste au point de se rendre invisibles ; ou, au contraire, reprendre à leur compte le stigmate qui leur est associé pour le convertir en emblème d’un groupe en voie de redéfinition[3]Ibidem.. »

Avec nous ou rien

La radicalisation apparait ainsi comme une réponse à cette inexistence sociale qui s’est marquée sur plusieurs générations, et dans un contexte de démocraties qui se referment de plus en plus aux minorités en particulier, et aux milieux populaires en général. Inexistence qui se révèle aujourd’hui dans les expulsions de jeunes radicalisés dans leur pays d’origine, alors qu’ils sont Belges depuis plusieurs générations. Preuve s’il en fallait que leur place ne leur avait été accordée que sous un sursis permanent — et pour combien de générations encore ?
La radicalisation apporte alors une réinscription dans du collectif, elle donne une place et une lecture du monde et de son histoire, apporte un cadre et un sens aux jeunes. Par un paradoxe terrible, elle les remet aussi dans une dynamique. La phrase des émeutes de Forest — « L’intégration se fera avec nous, ou elle ne se fera pas » — revient avec une force décuplée, mais c’est désormais la seconde proposition qui a valeur de vérité.
Paradoxalement, l’immigration turque a eu la chance d’arriver à un moment de crise : ils ont très vite compris qu’ils avaient intérêt à ne compter que sur eux-mêmes. S’est développé donc un réseau très serré et fort de solidarités familiales ou villageoises, soutenu par un réseau de petits commerces d’indépendants : ce qu’on qualifie parfois comme le ghetto turc. Peut-on y voir un des facteurs explicatifs du fait que dans cette communauté il y ait très peu de jeunes radicalisés ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 A. Spire, avant propos à A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, vol. 2 : Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d’agir, 2006.
2 Voir la note de fin de l’article du même numéro : La suspicion généralisée tue les relations sociales.
3 Ibidem.