Avec le public de notre ASBL, constitué d’adultes non scolarisés ou très peu, nous pratiquons depuis longtemps le texte libre. Pour leur permettre de s’améliorer, aborder la grammaire nous semblait inévitable. Un outil est venu combler nos besoins pour les accompagner dans cet apprentissage : la roue de la grammaire.
Le public de notre centre de Saint-Gilles a un niveau de français oral suffisant pour la communication ordinaire, nous travaillons donc avec eux essentiellement la lecture et l’écriture, pas tellement l’oral. C’est d’ailleurs ce qui nous a amenés à nous poser la question de la grammaire. Chez nous, pendant très longtemps, jusque dans les années 90, on ne faisait pratiquement pas de grammaire, c’était presque interdit ! On était très critique vis-à-vis de l’école, on voulait éviter de reproduire ce qui s’y faisait, ce qui signifiait : pas de grammaire. Par contre, nous travaillions beaucoup l’écrit personnel : on fait écrire les gens sur le sujet de leur choix, ensuite on les accompagne pour leur permettre d’améliorer leur écriture personnelle — à tous les niveaux : les idées, la façon de les traduire en phrases, en mots, en sons. C’est là qu’à un moment, il est devenu évident que si on voulait les aider à voir clair dans toutes ces choses qu’ils voyaient, mais qu’ils ne comprenaient pas (pourquoi le « a » prend parfois un accent, pourquoi les « ent » à la fin des mots ne se prononcent pas toujours, tous ces « s » qu’il faut ajouter, etc.), il fallait qu’on passe par la grammaire.
En même temps, nous sommes convaincus que la grammaire, il faut s’en méfier ! Apprendre à lire et à écrire, ce n’est pas apprendre la grammaire. Mais la grammaire a quelque chose de rassurant pour le formateur, parce que c’est un objet d’apprentissage plus précis, moins complexe que tout ce qui fait la lecture et l’écriture. Et c’est aussi une demande des apprenants, parce qu’en tant qu’adultes n’ayant pas ou presque pas fréquenté l’école, ils se représentent la grammaire comme quelque chose d’important et de valorisant. Le danger est alors de se raccrocher à la grammaire, et que tout le monde ait l’impression de bien travailler, alors qu’on passe à côté de l’essentiel.
Il faut donc remettre la grammaire à sa place, mais à un moment on en a vraiment besoin pour comprendre ce qu’on fait. Si je donne juste la règle « si tu peux remplacer par avait, alors tu ne mets pas d’accent sur le a », ça n’explique rien, ça ne permet pas de comprendre.
Nous nous sommes approprié un outil proposé par Danièle Hénuset, logopède et formatrice en gestion mentale. Il permet de simplifier la représentation de la grammaire, tant pour les apprenants (retenir) que pour les formateurs (expliquer). C’est facile à retenir : une forme simple, sept catégories seulement.
La roue de la grammaire, c’est tout simple, mais c’est déjà beaucoup. Pour un public non scolarisé, comprendre un outil comme la roue, c’est déjà un travail de plusieurs années. Ça n’a pas l’air comme ça, mais comprendre que les mots n’ont pas que leur sens, qu’entre table et liberté il y a quelque chose de commun qui est d’être un nom, tout ce travail conceptuel, de classement, pour comprendre que les mots travaillent les uns avec les autres et qu’ils ne sont pas que ce qu’ils me permettent de dire, c’est déjà énorme. Ce n’est pas juste un nouveau savoir, c’est la mise en jeu de toutes leurs représentations sur ce qu’est une langue et comment elle fonctionne.
Pour identifier les catégories, on va travailler avec des listes, avec des intrus à trouver, chacun faisant des hypothèses. L’idée étant de ne pas définir ces catégories, car c’est souvent un piège (on va définir les noms en disant « ce qui désigne les objets », mais non, ce n’est pas seulement ça ; et les verbes ? C’est « ce qu’on fait », par exemple « des crêpes » quand on fait des crêpes — ça ne fonctionne pas non plus…). Pour nous un nom va être un mot qu’on peut sortir de la phrase et, dans sa tête, faire travailler avec un déterminant (imagination est un nom, car je peux dire l’imagination, mon imagination, une imagination…) ; de la même façon, un verbe, je peux le faire travailler avec un pronom (je, tu, il…).
Il doit donc y avoir une appropriation systématique de la roue par les apprenants (son dessin et le classement des mots dans les catégories), qui prend du temps. Mais il ne suffit pas de savoir dessiner la roue et pouvoir y ranger des mots. C’est nécessaire, mais le véritable enjeu vient après : comment cela m’aide à mieux comprendre un texte ou à mieux écrire. La roue permet de travailler énormément de choses : les relations entre les mots, la conjugaison (qui est donc la partie de la grammaire qui s’intéresse à la catégorie verbes). Elle permet aussi d’aborder beaucoup d’homophones : à et a seront rangés dans des catégories différentes, tout comme les mots, mais, mets et mes par exemple.
La grammaire, ce n’est pas que la roue, mais pour nous l’essentiel y est. Nous annonçons aux apprenants qu’ils ont raison quand ils trouvent que le français est difficile, entre autres parce qu’on ne peut jamais dire « toujours ». Mais on va leur proposer un outil qui va les aider « très souvent », et c’est déjà pas mal !
Les apprenants découvrent que dans la phrase, les mots ne sont pas dans le même ordre que dans la roue. L’adjectif peut être avant ou après le nom. Parfois, on trouve dans une phrase un adjectif tout seul, mais comme je sais qu’il est forcément en relation avec un nom, je vais réfléchir pour trouver ce nom, etc. On constate aussi, ensemble, que certaines catégories sont invariables, tandis que d’autres ont plusieurs formes : quatre pour les adjectifs (masculin/féminin/singulier/pluriel), plus de soixante pour les verbes… Ce sont des savoirs qui s’ajoutent à la roue au fur et à mesure.
Quand on corrige un texte avec la personne qui a écrit, on met d’abord en jaune tout ce qui est correct, puis on va ajouter des petits symboles qui lui donneront des idées de ce qu’elle va pouvoir corriger. Parmi ces symboles, on retrouvera la roue, ou des relations grammaticales qui vont renvoyer vers la roue. On dira « regarde, tu as écrit les sport, le mot « sport » est correct, mon oreille est d’accord, mais je dessine une flèche parce que ces deux mots-là travaillent ensemble, et ils ne peuvent pas travailler comme ça », en espérant que l’apprenant qui utilise cet outil, reconnaisse un déterminant et un nom, comprenne qu’il y a des relations entre eux, et que pour orthographier certains mots il faut aller voir les autres mots.
En lecture, on l’utilisera aussi. Par exemple quand on a travaillé sur les pronoms, on sait qu’ils travaillent avec les verbes, on sait qu’ils remplacent, on peut se demander face à un texte « tiens, ce la, ce que, qu’est-ce qu’ils pourraient remplacer ? » On sait qu’on peut se poser cette question-là quand on est face à un pronom. Alors qu’au départ, toutes les phrases qui contiennent des pronoms sont floues ! On crée pour les apprenants des chemins de pensée qui améliorent la lecture aussi.
Certains apprenants nous expliquent que cela les aide même pour être plus fins à l’oral. On commence souvent par les grandes catégories, les noms et les verbes, car ce sont les plus importantes, mais c’est quand on arrive dans les catégories plus « petites » que cela entraine des changements, qui sont importants pour des gens qui sont surtout dans l’oral. Bien sûr, quand on a le nom et le verbe, on comprend le message, les déterminants passent souvent à la trappe… Youssouf nous raconte : avant au magasin, je disais « je veux le pain », maintenant je dis « je veux du pain ». Le fait de pouvoir identifier les mots-liens ou les déterminants, cela lui permet de penser à ces petits mots quand il parle. Alors que si on répète à un apprenant « on ne dit pas le pain, on dit du pain », il peut l’oublier aussi vite.
La roue de la grammaire est généralement adoptée avec plaisir par les apprenants. Il y a beaucoup d’enthousiasme chez ceux qui n’ont jamais fait de grammaire à l’école — après une première phase d’incompréhension parfois (une apprenante explique : « Au début, on ne comprenait rien, pourquoi il fallait dessiner cette roue, retenir ce dessin par cœur… »). Ces apprenants-là sont plutôt demandeurs de grammaire, parce que la vie les a privés de ce savoir qui est perçu comme important et porteur de fierté. Ils ont souvent une vision idéalisée de la grammaire, pensant qu’une fois la roue adoptée, ils maitriseront lecture et écriture.
Chez les gens qui ont été scolarisés en Belgique, les réactions sont variables, mais beaucoup nous disent « enfin je commence à y voir clair ! » La grammaire qu’on leur a enseignée à l’école est une matière saucissonnée, un empilement de règles sans lien entre elles, et d’étiquettes inutilement complexes. Dans cette grammaire scolaire, le nombre de choses à apprendre peut sembler infini. C’était décourageant aussi pour nous en tant que formateurs. La grammaire était comme un monstre à mille têtes, on enseignait règle après règle avec l’impression de ne jamais rien construire qui permettait une vue globale. On avait bien essayé avec certains apprenants de construire des schémas avec des ensembles reliés entre eux, mais c’était très éclaté. Avec la roue, cette forme fermée, les sept catégories, la grammaire semble tout à coup maitrisable. On peut alors l’utiliser pour ce qu’elle est surtout : un outil au service de la lecture, de l’écriture et de la compréhension de la langue.
http://www.cdoc-alpha.be/Record.htm?idlist=15&record=19121159124919493319