La suspicion généralisée tue les relations sociales

Criminologue à l’UCL, Fabienne Brion travaille depuis de nombreuses années dans les prisons belges. Elle analyse pour TRACeS la dérive sécuritaire du travail réalisé jusqu’ici par les enseignants et l’ensemble des travailleurs sociaux, à la suite des cas de radicalisation et aux attentats.

Depuis le phénomène de radicalisation et les attentats qui ont frappé plusieurs pays européens, on assiste à un enrôlement de nouveaux acteurs — personnel de l’éducation, travailleurs sociaux, de cpas — en tant qu’auxiliaires de sécurité.
On peut le constater, par exemple, par les différentes formations proposées. Lorsqu’on analyse leur contenu, on se rend compte que l’analyse du processus de radicalisation est univoque. Ainsi, on utilise une pyramide à six étages, dite de Moghaddam, où l’on propose aux acteurs sociaux d’être attentifs aux comportements décrits dans la base de la pyramide, pour exercer une surveillance de plus en plus soutenue au fur et à mesure que l’on monte dans celle-ci[1]F. Brion, L’ennemi du peuple, conférence pour le COJ. http://coj.be/lennemi- du-peuple/.
Quel est le problème ? On part du principe qu’il y a un parcours type qui mène d’une phase à l’autre. Ce qui est évidemment discutable. De plus, lorsque le travailleur social décide qu’il a reconnu une séquence, il aura tendance à la signaler, avant même qu’un quelconque acte arrive. L’orientation est bien comportementaliste : tu repères les traits et les comportements.
C’est une politique paranoïaque. Par rapport aux principes du droit pénal, quelque chose change. Ici, l’idée est d’intervenir avant le crime, mais par une forme d’action qui est pénale. C’est ce qu’on appelle la précriminalisation. C’est donc la représentation d’un processus qui est supposé entrainer un passage à l’acte.

Surveillants à tout prix

Pour arriver à intervenir avant l’acte, plusieurs techniques existent. Les méthodes particulières de recherche, comme les écoutes ou les détournements de certaines législations à des fins de contrôle (comme celles sur les ASBL ou le contrôle sanitaire), en sont une. Une autre consiste à augmenter le nombre de surveillants et de leur demander de renvoyer.
Ce qu’on fait donc dans les politiques de contreradicalisation, c’est augmenter le nombre de renvois en demandant à toute une série de catégories de travailleurs de devenir des renvoyants potentiels.
Il y a deux catégories différentes de renvoyants. Ceux dont cela ne fait pas partie des habitudes du métier (enseignants, travailleurs sociaux) et les autres, dont les magistrats. Ces derniers, pour qui c’est le quotidien de travailler avec ce public, tombent aussi dans les travers de la nouvelle manière de procéder.
Dès lors, les personnes ayant un lien avéré avec le terrorisme ou simplement soupçonnées d’en avoir un sont perçues comme tellement dangereuses que personne ne prend plus de risque. Ainsi, à propos d’un dossier qui ne contenait que peu d’éléments, un magistrat a déclaré qu’il avait opté pour une peine de trois ans — alors que si le dossier n’avait pas eu une étiquette terrorisme, il aurait eu tendance à prononcer le non-lieu. Il y a donc bien une logique d’on ne prend pas de risque. Désormais, enfermer ou même neutraliser, c’est-à-dire abattre, est devenu normal dans un dossier terroriste.

La fin de la confiance

Le fait d’avoir de nouveaux renvoyants modifie leur rôle, leurs pratiques de professionnels donc, leur déontologie professionnelle. Les relations de confiance en sont lourdement affectées. Cela prive des enseignants ou des travailleurs sociaux d’un outil de travail précieux. Car comment enseigner ou aider sans confiance ? Certains acteurs diront qu’avec le secret professionnel partagé, il y a des règles, et donc on sait ce qu’on doit dire ou pas. Cependant, au-delà de ces balises-là, c’est le rôle du professionnel qui a changé.
Or, cette nouvelle mesure concernant le secret professionnel n’était pas nécessaire, car il y avait déjà des mécanismes qui prévoyaient qu’en cas de situation de mise en danger imminent, un signalement était obligatoire.
Car à partir du moment où la politique d’antiradicalisation est basée sur la méfiance et la suspicion généralisées, que reste-t-il en termes de relations sociales ? On en arrive par exemple à ce que les détenus se méfient des uns des autres. C’est une machine à défaire les relations de confiance, mais aussi les solidarités sociales elles-mêmes.
De plus, dans le cas du terrorisme, tout contrediscours est inaudible. Il devient par exemple très difficile de dire qu’on a plus de chances de mourir en voiture en se rendant au cinéma, que d’un attentat perpétré au cinéma lui-même.

Double littéralisme

L’autre élément qui a changé, c’est le fait qu’il n’y ait plus de second degré possible dans ce qu’on nous dit. En collant aux mots tout le temps, les acteurs de terrain ne repèrent plus la provocation, l’ironie ou même la rébellion adolescente. C’est sûr que certains ados vont tenir des discours limites, mais est-ce que cela veut dire qu’ils vont passer à l’acte ? Or, on tend à interpréter de telles paroles comme une réelle menace.
Alors même qu’on leur reproche une lecture littérale de la religion, on en arrive à une certaine forme de littéralisme de l’écoute ! Le fait que l’on intervient avant même qu’un acte soit posé, et que l’on considère qu’un certain nombre de paroles pourrait se traduire en actes, cela empêche une certaine liberté d’expression. Que peut-on désormais dire ou ne pas dire, sans que cela ne soit repris dans la grande machine d’interprétation ?
On se retrouve donc avec un double littéralisme : celui des jeunes en pantalons courts d’un côté et celui des éducateurs ou des enseignants qui signalent le moindre élément, de l’autre. Dans les deux cas, c’est une réaction à l’angoisse.

Le ciblage d’une communauté

Tout ce fonctionnement amène à un renforcement de la surveillance, mais qui s’opère plus envers les musulmans. Du coup, la population musulmane ne peut avoir qu’une impression de ciblage. Le groupe des musulmans est depuis vingt ans considéré comme autre, et en tant que groupe — alors que tout signalement n’est jamais qu’individuel. Désormais, c’est le groupe entier qui fait peur.
Ainsi, des éléments qui font partie de la réalité de cette communauté (comme avoir des paroles du Coran dans un cadre sur le mur de son salon) apparaissent comme inquiétants, car Daech affiche la même phrase sur son drapeau par exemple… On se met à voir des indices de dangerosité là où il n’y en a pas.

La fin de la résistance

Ce qui a aussi changé, c’est que dans le passé, par exemple après les émeutes de Forest, des mesures de contrôle avaient été mises en place par les autorités — mais elles avaient rencontré de la résistance de la part des travailleurs sociaux. Aujourd’hui, comme le dit le délégué aux Droits de l’enfant Bernard Devos, il n’y a plus aucune résistance.
On en arrive à une normalisation, qui n’existait pas avant. La neutralisation, qui est en fait une mise à mort sans procès, devient normale. Le terroriste est neutralisé, le policier est félicité. Puisque c’est un terroriste, le procès n’est pas nécessaire… Bernard Devos a raison de dire qu’en passant d’une menace délinquante à une menace terroriste, il y a eu un saut qualitatif dans ce que cela a légitimé comme pratiques. Même lors de formations, on se rend compte que les travailleurs sociaux pensent ainsi bien faire.
Ce qui serait intéressant et important, c’est de lire à propose de discours qui circulent, écouter ce que disent les jeunes, pas pour les signaler, mais pour en discuter avec eux. Que faire avec tout ce que ces jeunes nous amènent ? Reprendre, élaborer, compliquer, ajouter de la profondeur historique, c’est quand même ça le job des enseignants et des travailleurs sociaux !

Note : texte de L. Miguel Lloreda, d’après A. Rea, Jeunes immigrés dans la cité, Bxl, Labor, 2001.

En mai 1991, les émeutes de Forest éclatèrent au départ d’une interpellation policière qui dégénéra. Ces émeutes surprirent par leur ampleur et par leur force.
Un Commissariat royal à la politique des immigrés venait de se créer, valorisant enfin l’intégration, mais voulu sous la peur provoquée par la montée de l’extrême-droite. Les immigrés restaient exclus du système politique et ils étaient l’objet d’une rhétorique xénophobe de certains élus politiques, de contrôles policiers à répétition, voire de pratiques administratives d’exclusion.
Après les émeutes, de nouvelles politiques se structureront autour de l’intégration sociale et de la lutte contre l’insécurité, là où, avant, l’insertion professionnelle était prioritaire.
Le gouvernement fédéral créera ainsi un fonds d’urgence, le FIPI, destiné à financer des actions pour l’intégration des populations immigrées. À cette politique s’ajoute celle des contrats de sécurité qui mêle contrôle et éducation, finançant entre autres le travail de rue et la médiation sociale. Celle ci reste gouvernée par le principe du double bind : vous pouvez rester, mais tout serait mieux si vous n’étiez pas là.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 F. Brion, L’ennemi du peuple, conférence pour le COJ. http://coj.be/lennemi- du-peuple/