École et Famille sont si différentes qu’on n’y parle pas le même langage. Chaque matin, en entrant à l’école, l’enfant doit mettre en sourdine le registre d’action et de pensée communautaire, familial, rond, pour apprendre à penser et agir, dans le registre institutionnel, scolaire, carré [1]Cette tension entre registres de pensée et d’action rond et carré est explicitée dans l’ouvrage Quand l’enfant devient élève … entre rondes familles et École carrée, Danielle … Continue reading.
Ce passage est si difficile qu’il empêche bien des enfants de devenir élèves. C’est pourquoi le soutien de l’enseignant est indispensable : il doit « enseigner » à passer du langage particulier à l’universel et du langage affectif au cognitif.
Toute famille crée et use d’un langage particulier, étroitement lié à son milieu social et culturel, au niveau d’instruction des parents, à leur position dans la hiérarchie sociale. C’est ce fait qui amène Basil Bernstein à distinguer le langage restreint (de la classe ouvrière) et le langage élaboré (des classes supérieures et de l’École [2]B. Bernstein, Langage et classes sociales – Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit, 1975. . C’est cela aussi qui inspire à Pierre Bourdieu son analyse de la reproduction des inégalités sociales par l’École [3]P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction – Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970..
Mais le langage est aussi particulier parce qu’il est créé et utilisé dans un groupe unique et singulier, la Famille, dont les membres sont profondément liés par l’alliance et la filiation ainsi que par l’intime proximité de la cohabitation journalière, où l’on pense, parle et agit surtout dans le registre rond des émotions, des croyances, des convictions et via le langage oral et pratique.
A l’inverse, l’École veut transmettre le langage universel qui s’exprime par l’écrit et l’abstrait, qui est le support du registre cognitif, qui vise la compréhension scientifique du monde.
Chaque matin, les enfants entrent en classe avec leurs mots, leur mode de penser, leur manière d’agir, bref leur culture familiale. Ce sont leurs fondations, ils s’appuient fermement dessus. Si l’enseignant ignore, nie, dénigre ou dévalorise ces langages particuliers, l’enfant risque de se bloquer, de prendre parti pour sa famille contre l’École et de lâcher prise.
Leçon de vocabulaire : on cherche des mots avec le son GN. Un élève lève le doigt et dit « Vigne ». « Très bien », dit l’enseignante, qui écrit ce mot au tableau. «Vignette », propose un autre élève. « Ça ressemble trop à vigne, cherchez d’autres mots ». « Pognon » crie un troisième. « D’abord, toi, tu lèves le doigt, tu ne cries pas, tu te calmes et surtout tu ne dis pas de laids mots. » Elle n’écrit rien. « Mignon », lance une quatrième. « Bravo, ça c’est un joli mot ! » L’enseignante écrit Mignon au tableau.
En demandant « des mots » aux élèves, tout enseignant sollicite leur stock de connaissances et les replonge ainsi dans leur culture et leur langage particuliers. En écrivant au tableau les mots des élèves, il court le risque – ou la chance – de voir arriver en classe des mots, des phrases, des idées non scolaires, non scientifiques, peu classiques qu’il ne peut qu’accepter (s’ils sont en accord avec les consignes). Ce geste est capital car il symbolise la reconnaissance par l’École de la valeur des idées, langages et savoirs particuliers.
Ici, l’enseignante reste bloquée dans la logique ronde de l’affectif et de l’appréciatif : en imposant son avis personnel, elle prend position comme la propriétaire de la science. Aux yeux de ses élèves, elle apparait comme la seule qui sait et qui décide de ce qui est vrai. Elle loupe ainsi l’enseignement de la démarche scientifique où dominent le doute et la recherche, où les référents scientifiques (ici le dictionnaire) font autorité.
Cette enseignante installe ainsi un malentendu sociocognitif : les élèves ne comprennent plus du tout ce qu’elle attend d’eux. L’élève qui se voit refuser le mot « Vignette » ne peut comprendre ce rejet qu’en falsifiant les règles (il doit imaginer qu’une vignette est une petite vigne) tandis que l’élève qui propose le mot « Pognon », grondé et dévalorisé, est déchiré par un conflit de loyauté. S’il accepte que son mot est « laid », il renie sa famille ; sinon, et c’est bien plus probable, il reste fidèle à sa famille et se rebelle contre l’École.
Dès qu’il sollicite les élèves, l’enseignant doit jouer le jeu et accepter les langages particuliers, qu’ils soient argotiques, populaires, vulgaires, ou à l’inverse jargonnant, précieux, maniérés… pour s’appuyer sur eux afin d’emmener tous les élèves vers le langage universel, quitte à distinguer les usages culturels des divers types de langages ou à dédramatiser en recherchant l’étymologie de ces mots scabreux [5]Pognon vient de pogner, poignée… de sel (d’où le mot salaire)..
Si le langage sert d’abord à communiquer, il est aussi, surtout dans sa forme écrite, un puissant outil cognitif de formation et de développement car il permet d’accéder à la pensée abstraite, d’échafauder des raisonnements, de mettre de l’ordre dans ses idées, de découvrir les autres savoirs.
On respire [6](1) Cette situation a été observée par S. Bonnery, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, 2007.
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L’enseignant demande aux élèves de dire ce qu’ils ressentent quand ils respirent. B s’attache à décrire son vécu de sportif ; il parle longuement, donne des exemples, explique tout ce qu’il sent lorsqu’il respire en courant, etc. Félicité par l’enseignant pour sa belle participation, il est persuadé d’être dans le bon. Après cette longue séance où plusieurs élèves racontent leur vécu, l’enseignant conclut rapidement que la respiration est un échange de gaz et d’oxygène. Le lendemain lors du contrôle, B ne sait que répondre aux questions scientifiques.
B use brillamment de la parole au niveau affectif, pour dire qu’il existe. Il parle de lui, pour lui, pour se faire bien voir par le prof et aussi pour briller aux yeux de ses copains. Mais il n’accède pas au langage cognitif, indispensable pour chercher et comprendre de manière scientifique. Ce langage cognitif est différent de l’affectif par les mots et la syntaxe qu’il emploie, mais surtout par les opérations mentales qu’il implique (classement, appariement, observation, déduction, argumentation, etc.) et par les résultats qu’il amène (une loi scientifique ou sa mise en question).
Tout à son récit personnel, B ne perçoit guère ce que dit le professeur sur les lois biologiques. Il entend pourtant très bien ses félicitations pour cette belle participation, mais cela l’englue dans le malentendu car il croit que parler ainsi suffit à l’apprentissage scientifique.
Bonnery compare judicieusement ces félicitations à une « béquille relationnelle » qui soutient les élèves de manière affective et individuelle, mais pour des raisons autres que la réussite des apprentissages cognitifs : parce qu’ils sont gentils, corrects, polis, participatifs, motivés, courageux, volontaires.
Pour éviter de transformer ces cours dialogués en pièges affectifs, il s’agit pour l’enseignant de canaliser sans cesse la parole des élèves vers les règles scientifiques afin de leur montrer que la science explique la vie.
Ce double passage langagier (du particulier à l’universel et de l’affectif au cognitif) est primordial et ne peut être réussi par tous les élèves que s’il est (re)connu, explicité et évalué, autrement dit enseigné systématiquement.
Toute famille use de la culture de l’oral pratique : on y parle dans l’action ; on se situe dans l’immédiat, l’ici et maintenant, l’éphémère (les paroles s’envolent…) le spontané, le rapide. Le langage prend son sens dans un contexte précis, on se parle pour réaliser une action, les mots sont fonctionnels, ils servent à rendre l’action possible. La mémoire est souple, inventive, créative.
L’École cherche à transmettre la culture de l’écrit abstrait où l’on réfléchit sur l’action ; on entre dans un rapport médiatisé avec la réalité via un code écrit qui permet de conserver le message et de le transmettre dans le temps et l’espace. On est dans le durable, l’immuable (… les écrits restent), dans le long et le lent, dans l’organisation de la pensée abstraite. On dé/recontextualise et ainsi on entre dans l’universel et le rationnel. On classe, schématise, analyse, compare, observe, explicite. On comprend. La mémorisation est plus organisée et plus stable. Enfin, l’écrit et l’abstrait permettent d’accumuler, d’organiser et de transmettre des connaissances qui constituent une source de pouvoir. L’apprentissage de la technique du lire-écrire-calculer n’est que la partie émergée. Ce qui compte pour chaque enfant, c’est d’entrer dans cette culture et de la maitriser, quelle que soit la longueur du pas à faire, quelle que soit la distance entre sa famille et l’École.
Ce phénoménal passage culturel touche toutes les facettes de l’individu et bouleverse ses modes de fonctionnement, ses rapports au temps, à la norme, au travail, au savoir : il lui faut carrément changer de regard, de pensée, de croyance et d’action. C’est complexe, difficile, magnifique aussi : c’est ce qui fait la grandeur et la misère de l’École.
Notes de bas de page
↑1 | Cette tension entre registres de pensée et d’action rond et carré est explicitée dans l’ouvrage Quand l’enfant devient élève … entre rondes familles et École carrée, Danielle Mouraux, 2016, De Boeck. Le rond fonctionne dans le registre affectif, personnel, particulier et appréciatif alors que le carré fonctionne dans le registre cognitif, professionnel, universel et évaluatif. |
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↑2 | B. Bernstein, Langage et classes sociales – Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit, 1975. |
↑3 | P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction – Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970. |
↑4 | Cette situation a été racontée par J.-Y. Rochex lors d’une conférence organisée par ChanGements pour l’égalité en 2005. |
↑5 | Pognon vient de pogner, poignée… de sel (d’où le mot salaire). |
↑6 | (1) Cette situation a été observée par S. Bonnery, Comprendre l’échec scolaire. Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, 2007. |