Le chemin est semé d’embûches pour devenir prof… et personne n’en parle

Les jeunes enseignants doivent tracer leur route. Un chemin semé d’embûches dont on parle peu.
Si on convient de la nécessité de donner pour l’élève du sens à l’apprentissage dans un espace confortable qui lui offre le temps de s’améliorer, de s’appuyer sur la transmission, sur ses erreurs, de se remettre en question, qu’en est-il des enseignants ? Comment apprendre à devenir enseignant dans un univers où la solidarité est rare, où les places, les cours, les locaux et le matériel sont jalousement gardés ?

L’image de la superprof
Le chemin que j’ai parcouru pour devenir enseignante ne fut pas une ligne droite. Six ans après avoir terminé mes études, j’ai commencé à enseigner puis fait l’agrégation.

Pendant l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur, c’est la figure du superprof qui prévaut : jamais enceinte, aux prises avec l’administration, jamais fatiguée ou malade, jamais en désaccord avec sa direction, à la bourre, ni dominée par une classe surpeuplée…, elle est garante du savoir qu’elle transmet avec générosité et créativité.

Quand on débute, cette image ne résiste pas à la réalité. D’abord parce que l’enseignant observé est nommé et repose son assurance bien sûr sur son expérience, mais aussi sur ses privilèges : choix des classes, des horaires, connaissance du fonctionnement de l’école, de la direction, du matériel disponible…

Modelage
Premier remplacement : j’accepte un poste par téléphone. Le lendemain, je rencontre le directeur qui me charge d’une classe l’après-midi même… Stupéfaite qu’il n’existe aucun entretien d’embauche, aucun contrat, et tellement peu de transmission : quelques cours en format PDF pour éviter le plagiat…

Première année complète d’enseignement : j’arrive, début octobre, dans une région dont je ne connais rien, chargée des queues d’horaires qui font de moi la principale abonnée aux cancans de la salle des profs. Je découvre le fonctionnement complexe d’une école. J’apprends à taire mes difficultés. Je découvrirai progressivement l’ampleur de ce tabou implicite : dire l’adversité, c’est avouer sa défaite. Dans le monde de l’école où la concurrence est rude, faute avouée est rarement pardonnée et encore moins prise en charge collectivement. Même s’il s’agit de ce par quoi tant d’autres sont passés, même si les raisons de l’obstacle sont conjoncturelles, même si chacun sait que l’expérience est précieuse. Tout se passe comme si, une fois les privilèges acquis, il n’existait plus de place pour la remise en question de ce système de hiérarchisation, ni pour la mémoire et l’empathie pour les années de galère.

Troisième et quatrième années, je rapproche mon lieu de travail de mon domicile et suis désormais chargée, pendant deux ans, des classes dont personne ne veut. Je bosse dans plusieurs écoles, comprends les subtilités pédagogiques, fonctionnelles et organisationnelles des établissements au mois d’avril, avant d’être désignée ailleurs au mois de septembre. Déterminée et patiente.

Continuer à chercher
Une détermination qui ne résiste pas à toute épreuve…

Pendant ces années, j’élabore, je lis, je cherche. J’expérimente. Je me forme. Je traduis ma compréhension du programme en projets, en séquences d’apprentissages. Le profil de mes classes change sans arrêt. J’ai un mal fou à anticiper les obstacles que je rencontre, à m’appuyer sur mes expériences pour m’améliorer. J’observe : le nombre d’amoureux dans les cours de récréation, la présence syndicale, l’accueil et la patience des secrétaires de direction, les spectacles de fin d’année, la liberté des enseignants, la hantise de l’imprévu, la localisation dans l’école des bureaux de la coordination… comme autant de détails significatifs de la santé des écoles.

Cinquième année, je fais le choix de faire un remplacement pour une longue période, dans un seul athénée, tout près de chez moi. Je découvre un local, du matériel dans une armoire qui ferme à clé, des classes homogènes et, surtout, une enseignante prête à transmettre ses cours, soucieuse de ses classes, sensible et à l’écoute. Je confronte mes préparations aux siennes, je peux enfin évaluer mon travail en regard de son expérience et constate que je ne me débrouille pas si mal. Je réalise aussi l’ampleur de mon inconfort et prends la décision de faire cesser mon errance professionnelle. Je mets pied à terre. Je suis incapable de persévérer, de continuer à apprendre dans une insécurité professionnelle permanente au sein d’une institution dont je ne comprends toujours pas les règles du jeu. Lente et découragée.

La sixième année, je me mets en recherche. Je scrute les paysages, piste des traces de moi-même hors de l’école et constate que j’ai encore quelque chose à y faire. Mais pas n’importe comment.

Au mois de mai, je suis engagée dans une jeune école à pédagogie active loin de chez moi. C’est la condition que je me suis mise : je veux être embauchée pour mes compétences, dans une école où le pédagogique n’est pas un gros mot.

Faire équipe
Septième année. Je peux enfin me déployer, entamer un travail de construction progressive dans une durée qui me correspond. J’ai le sentiment de construire les marches de l’escalier sur lequel je pose mes pieds. Dans cette situation, ce n’est plus la conjoncture qui me domine. Je peux faire partie d’une équipe où exprimer mes doutes. Parce qu’une école en construction est une école qui doute et remet en question, construit et se déploie, fait des erreurs et en profite pour ne pas les reproduire. Dans cette pédagogie en action, les enseignants sortent des archétypes et s’inventent dans la relation au savoir enseigné et à l’élève-apprenant. Les profs sont membres d’une équipe éducative qui apprend à le devenir grâce aux élèves. Comme nos élèves, pour enfin être en condition de tisser mon apprentissage sur mes expériences, j’avais besoin d’être en sécurité, d’exprimer mes difficultés, d’être reconnue, de pouvoir m’appuyer sur une équipe et qu’on m’en donne le temps…

Une version plus longue de ce texte a été publiée dans la revue “TRACeS de ChanGements”, N°242.