Le dessin d’observation à l’école maternelle

Dans l’histoire humaine, la représentation graphique d’une réalité a souvent interrogé les décrypteurs de ces traces. À l’école maternelle, le dessin est associé aux arts graphiques dans une conception spontanéiste du développement de l’enfant comme si représenter l’observable s’installait de façon naturelle.

Mais si cela s’apprend, quelles situations proposer aux enfants?

Dessiner, c’est tracer sur un support les éléments de ce que notre œil perçoit d’une réalité selon une interprétation induite par nos expériences et notre système de référence. Cela dépend de l’intention : transmettre des impressions? Transmettre un maximum d’informations? Une partie est-elle plus importante à montrer? Prenons l’exemple d’une pince à linge : selon le point de vue — utilisateur ou concepteur —, la représentation graphique diffère. L’usage incitera à la dessiner maintenant un vêtement sur un fil à linge. La fonction de l’objet et les principes techniques associés motiveront un croquis avec légendes et éléments supplétifs.

« Réfléchir sur ce qui est pareil entre dessin et réalité outille le regard. »

Observer se différencie de regarder, découvrir ou explorer. Ce qui s’offre à notre regard n’entraine pas forcément un processus de réflexion. Selon qu’un élément s’intègre ou non dans notre environnement, la perception incite à l’exploration sans pour autant aller au-delà d’une superposition d’images associées au contexte. À l’inverse, observer est un acte conscient visant à dégager des propriétés; c’est entrer dans un processus de perception prédéterminée par un objectif défini en amont. À la fois méthode et processus volontaire de sélection, c’est la mise en relation avec un corpus de connaissances.

Le dessin d’observation est associé à l’enseignement des sciences, une méthodologie et des normes. Mais si l’exercice vise à fournir un compte rendu graphique du réel, il peut prendre différentes formes : croquis, dessin d’observation, schéma, coupe, vue en éclaté… avec leurs spécificités. Aujourd’hui, si l’outil numérique facilite la représentation, apprendre à dessiner l’observable est toujours nécessaire.

Les engrenages

À l’école maternelle, on ne peut demander à l’enfant d’observer et dessiner un paysage ou une situation, car il lui est difficile de s’extraire de son milieu. L’observation portera sur des objets de taille modeste et manipulables. Dans cette classe (âge : 4/5 ans), l’enseignant propose l’étude d’engrenages montés à l’aide d’une boite de construction.

Cadre et déroulé : les ateliers se déroulent sur une période de deux mois. Les enfants sont répartis en groupes de quatre. Chaque jour, un groupe explore le problème posé; on peut travailler seul ou à plusieurs. À l’issue de l’atelier, les réalisations sont observées et commentées collectivement. Des photographies et les dessins sont utilisés comme traces et mémoire collective.

Phase 1 Réaliser des montages avec la consigne «Comment faire tenir les pièces ensemble?»

Un bilan est fait sur ce que les élèves ont réussi à faire tenir ensemble.

Phase 2 Choisir et dessiner un montage. Lors du regroupement, les dessins sont observés pour retrouver le montage dessiné en repérant les éléments présents sur le dessin.

Les constructions se poursuivent en autonomie lors de temps informels. Un jour, un élève apporte un montage où une roue qui tourne en entraine d’autres.

Phase 3 Défi : réaliser une construction où, quand on fait tourner une roue, trois autres roues au moins se mettent à tourner.

Un montage réussi est mis de côté. Les élèves l’observent et le dessinent (six après-midis pour que tous dessinent).

Ces dessins d’observation montrent que des éléments essentiels du montage sont repérés : l’axe des roues dentées, les dents qui s’engrènent, le support rigidifiant l’ensemble.

Lors de l’observation, une question : «Quelle(s) condition(s) pour que les roues tournent simultanément?» Les élèves découvrent que les roues doivent s’imbriquer les unes dans les autres et simulent l’engrenage en intercalant les doigts de leurs mains…

Cette activité axée sur l’investigation explore l’entrainement par un mouvement de rotation à l’aide de roues dentées. Après observation, on valide l’hypothèse : pour que les roues dentées tournent simultanément, les dents des roues doivent s’imbriquer les unes dans les autres. Les principes techniques sont cités, mais on insiste sur les verbes d’action. L’ajout successif de contraintes oblige à l’entraide et la confrontation de points de vue. Réfléchir sur ce qui est pareil entre dessin et réalité outille le regard. On dessine pour représenter ce qui est caractéristique de l’objet.

Dans les programmes, dessiner est associé aux pratiques artistiques où les enfants vont explorer librement, laisser des traces spontanées. En France, dans le domaine explorer le monde du vivant, des objets et de la matière, pas de dessin : on observe, manipule, compare, catégorise; on monte, on démonte, on fabrique… Il est certes important que l’enfant se construise par l’expérimentation, la manipulation, les échanges, mais l’absence du dessin comme objet de relation[1]G. Gimenez, Les objets de relation, 2002. pose question. N’installe-t-on pas chez l’enfant l’idée que les activités manipulatoires sont ancrées dans le faire, que le dessin est une affaire d’artistes? Pourtant l’histoire des sciences et techniques montre l’importance du dessin dans la communication entre pairs.

Le dessin, activité caractéristique de l’enfant

Dès la deuxième année de l’enfant, le dessin est possible grâce à l’évolution psychomotrice permettant à la main de laisser des traces graphiques. L’interaction avec d’autres au hasard d’une question ou en rapprochant la trace graphique d’un élément présent donne sens au dessin. Puis la qualité du graphisme donne une représentation plus juste, l’enfant y projette des éléments significatifs de sa pensée. Luquet[2]G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, Alcan, 1927., Widlöcher[3]D. Widlöcher, L’interprétation des dessins d’enfants, 1965., puis Royer[4]J. Royer, «La personnalité de l’enfant à travers le dessin du bonhomme et que nous disent les dessins d’enfant», Journal des psychologues, 2005. ont observé l’évolution des dessins avec l’âge. Le gribouillage permet la prise en main du crayon sans visée réelle. Vers trois ans, l’enfant donne sens à son dessin (stade du réalisme fortuit); il ajoute à postériori des éléments. Découvrant la possibilité de représenter la réalité, il cherche des analogies entre les tracés produits et la forme d’objets, sans adéquation systématique (stade du réalisme manqué). Mais, il peine à contenir son attention, contraint de se centrer sur ce qu’il veut dessiner et maitriser le geste. S’il connait les détails du réel, il en omet ou se focalise sur un élément : visuel déconcertant pour l’adulte contraint de le questionner pour en comprendre le sens.

Par la précision du geste, l’analyse de l’écart entre réel et représentation, le dessin devient plus complet. Caractéristique du réalisme intellectuel (entre 4 et 8 ans), il montre ce qu’on sait du réel sans préoccupation de ressemblance avec la réalité. Ce dessin réaliste réunit les éléments réels, même ceux qui sont cachés. Différents procédés rendent possible la lecture des relations entre les éléments : les murs transparents, les racines des plantes visibles sous le sol. Des objets sont vus du dessus, d’autres, situés dessous sont placés de part et d’autre par un procédé de rabattement. C’est l’approche d’une observation selon différents points de vue et une recherche de complétude. Pour Henri Wallon[5]H. Wallon (1970), De l’acte et la pensée, voir «la pensée syncrétique» pages 168 à 178., il subsiste chez l’enfant «une sorte de discontinuité entre les différentes images d’une même réalité». Cette perception produit beaucoup d’informations se juxtaposant sans qu’il puisse les hiérarchiser. Les enfants de maternelle (4/5 ans) sont au stade du réalisme intellectuel.

Dessiner pour développer la pensée et le langage

Dessiner ce qu’on observe donne à l’activité une visée pédagogique allant au-delà de la maitrise du geste et de l’approche sensible du dessin : l’outillage du regard. En amont, on donne l’objectif de l’observation, le déroulé et le but de l’activité. Les dessins d’un même objet sont analysés pour repérer ce qui a été dessiné, garder trace pour constater ultérieurement l’évolution de la situation ou percevoir des progrès. Ici, le dessin n’est qu’un outil pour exercer sa pensée, confronter sa pensée à celle des autres, construire un rapport au monde basé sur l’envie de comprendre le système des objets. Complété d’un compte rendu oral ou d’une dictée à l’adulte, il sert à verbaliser, nommer tout ou partie d’un ensemble.

Les enfants baignent dans un univers sonore où les mots se côtoient sans que leur sens prenne corps sur la journée. La focalisation du regard associée à la manipulation et au dessin oblige à travailler sa perception du réel. En nommant l’action, l’enfant s’exerce à utiliser un registre sémantique : appuyer, pousser, enfoncer… que d’ordinaire il remplacerait par : on fait comme ça en mimant l’action.

Le dessin d’observation ne vise pas la création artistique, mais la marque d’un regard se portant sur les caractéristiques du réel. Par une prise de distance, aidé par le décryptage de son dessin par d’autres (pairs et/ou adulte), l’enfant prend conscience de sa faculté à transcrire le réel, comprendre que les dessins d’une même réalité diffèrent, mais que des concordances existent. Ce sont des savoirs à s’approprier, avec ce pas de côté sur ce qu’on percevait d’une situation vécue de façon exclusive et globale. De ce fait, l’enfant développe sa pensée, catégorise les objets. La représentation graphique aide au processus de développement de la pensée, car elle s’accompagne de retours réflexifs sur ce qui a constitué l’accomplissement de la tâche.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 G. Gimenez, Les objets de relation, 2002.
2 G.-H. Luquet, Le dessin enfantin, Alcan, 1927.
3 D. Widlöcher, L’interprétation des dessins d’enfants, 1965.
4 J. Royer, «La personnalité de l’enfant à travers le dessin du bonhomme et que nous disent les dessins d’enfant», Journal des psychologues, 2005.
5 H. Wallon (1970), De l’acte et la pensée, voir «la pensée syncrétique» pages 168 à 178.