Un projet de menuiserie pour faire des maths, c’est beau, c’est rigolo et ça donne du sens. Mais quand l’objectif d’apprentissage se double d’un objectif de production matérielle, il faut tout le temps arbitrer entre les deux. Comment mener le projet pour que tous apprennent sans que l’excitation retombe ?
J’avais vu dans une école de très beaux bancs en bois pour le coin parole des élèves qui étaient en même temps des coffres. Des coffres-sièges, en quelque sorte. J’ai rêvé d’avoir les mêmes, plus confortable que nos petits bancs et qui offriraient en même temps un espace de rangement pour les cartables.
En septembre, j’ai exposé à ma nouvelle classe de cinquième primaire mon projet de construire ces quatre bancs pour quatre, et leur ai vendu l’idée en ajoutant qu’on ferait aussi des maths. Je n’y connaissais rien, j’ai demandé conseil à un ébéniste qui m’a exposé les différentes étapes de la construction d’un meuble, et me conseille au fur et à mesure.
Sur la base de ce que j’ai expliqué avec beaucoup de gestes, les élèves par groupes de deux dessinent un objet. Il y a quelques idées farfelues, on discute de la faisabilité. Surtout, les croquis ne permettent pas de se représenter ce que les élèves ont en tête. Un seul croquis peut se passer d’explications orales : Rayan et Diogo ont dessiné en 3 D. Ensemble, nous analysons le dessin et je demande à tous les groupes de dessiner leur projet en 3 D. Beaucoup sont bloqués. Loin d’être consciente de la difficulté, je propose une étape intermédiaire : dessiner un parallélépipède en perspective. C’est une tâche complexe, trop éloignée des compétences de beaucoup d’entre eux, mais qui permet une série d’apprentissages et leur donne du sens, car si les faces ne sont pas parallèles, la boite n’a pas l’air de tenir debout, et on imagine encore moins s’assoir dessus.
À ce moment-là, le projet de construction déborde de son après-midi hebdomadaire et occupe plusieurs heures dans la semaine. Il faut revoir le vocabulaire des solides et des figures pour pouvoir communiquer (décrire ce qu’on voit ou donner des instructions) : faces, arêtes, rectangle, carré… En analysant ensemble un dessin en perspective, nous en tirons une marche à suivre : dessiner d’abord la face avant, ensuite les fuyantes, c’est-à-dire les arêtes qui partent vers l’arrière, etc. Sur base de cette discussion, je liste les critères de réussite : les angles de la face avant doivent être droits, les fuyantes doivent toutes avoir la même longueur, etc. J’organise plusieurs séances d’entrainement. Pour certains élèves, tracer ou reconnaitre un angle droit est déjà un défi. D’autres suivent toutes les étapes, mais c’est la précision qui fait défaut. J’organise le travail en différenciation pour que tous puissent apprendre de cette étape. Quelques tuteurs montrent aux autres le maniement des outils.
Mais tout cela nous éloigne du projet, et certains élèves râlent, ils semblent croire que cette histoire de construction en bois n’était qu’un prétexte de prof. Le sujet apparait quelques fois au conseil : « Je voudrais qu’on avance plus vite pour les bancs. » L’étape qu’ils attendent avec impatience est celle de l’assemblage des planches, de la visseuse et de la peinture. Je les rassure même si l’aboutissement me paraît à ce moment-là très, très loin.
Vers novembre, tous ne savent pas dessiner une boite en 3D, mais tous ont appris quelque chose, et le dessin en perspective est un défi que je continue à leur lancer de temps à autre.
Les quatre bancs auront les mêmes dimensions. Par deux ou trois, les élèves mesurent leurs cartables. La discussion en grand groupe fait apparaitre que les dimensions maximums de tous les cartables donnent les dimensions minimums des coffres. Ibtissam annonce que son cartable mesure 32 mètres. Je découvre de vraies difficultés pour se représenter les différentes unités de longueur. Comment faire pour l’aider ? Je laisse la question en suspens, il faut que le projet avance.
Pour la longueur, il faut de quoi placer quatre paires de fesses. Pour la hauteur, Paulo a mesuré, avec un acolyte, la distance entre son genou et son pied, mais il veut nous avertir, lui qui fait partie des grands de la classe, que si le siège est trop haut les pieds des plus petits se balanceront dans le vide : « Ils vont faire boum boum contre les bancs, ça va être énervant. » Nous voilà avec une hauteur maximum. Elena a une autre préoccupation, elle explique, démonstration à l’appui, qu’elle aime caler le creux de son genou contre le bord du siège et que si la profondeur de l’assise n’est pas suffisante, elle se retrouve les fesses dans le vide et tombe. Nous comprenons tous le problème. Nous mesurons quelques cuisses et adaptons la profondeur.
J’ai apporté du papier millimétré. J’explique qu’il faut représenter l’objet selon les trois vues : face, haut, côté. Elena m’interrompt : « Madame, mais ça va jamais rentrer sur la feuille ! » C’est vrai : le dessin technique sera plus petit que l’objet.
La situation se prête bien à un apprentissage en bonne et due forme de la notion d’échelle. J’aurais pu mettre chaque élève devant un problème de réduction à résoudre. Que chacun se rende compte, par essai-erreur, que si la longueur du banc passe de 160 cm dans la réalité à 32 cm sur le dessin, il y a une opération mathématique à appliquer à toutes les autres dimensions du banc. Que cette opération n’est pas une soustraction (retrancher 128 cm à tous les côtés), mais bien une division (diviser toutes les longueurs par 5). Travailler individuellement, mettre en commun les découvertes, en faire la synthèse, se les réexpliquer autant de fois que nécessaire, les réinvestir dans de nouveaux exercices… Prendre le temps de toutes ces étapes aurait remis le projet en pause pour plusieurs semaines, or je sens bien qu’à ce stade, cela aurait découragé tout le monde. Encore une fois, je dois choisir entre la patiente construction d’une notion chez tous les élèves et l’avancée du projet.
Je me contente alors de dessiner quelques exemples pour faire comprendre la nécessité de respecter les proportions, et donc de déterminer une échelle valable pour l’ensemble du dessin. J’ai perdu, dans l’intervalle, l’attention des deux tiers des élèves qui ne comprennent rien à la discussion. Je propose l’échelle dessin cinq fois plus petit que la réalité et les mets au travail par groupe de quatre. Une minorité d’élèves ont compris qu’il faut appliquer l’échelle à toutes les dimensions de l’objet. Je compte sur eux pour l’expliquer aux autres, en me disant que pour ceux qui ne comprennent pas maintenant, l’expérience servira de base à un réinvestissement quand on retravaillera cette question. J’ai quand même un sentiment mitigé : pour le coup, je n’ai avancé qu’avec ceux qui comprenaient, laissant les autres dans l’incompréhension.
Sur le dessin technique, on doit représenter l’épaisseur des planches, ce qui permet de calculer les dimensions précises de chaque élément. Sur la base de ce dessin, on complète le bordereau de découpe qui partira chez le marchand de bois. Il faut donc se mettre d’accord sur l’épaisseur des panneaux. Nous pesons dix-sept élèves de cinquième, quinze élèves de sixième qui veulent bien se prêter à l’exercice et une institutrice. Nous pointons les quatre valeurs les plus élevées et je les communique à l’ébéniste qui en déduit l’épaisseur souhaitée des panneaux : 18 mm.
Le professionnel susmentionné fait un passage en classe pour expliquer les conventions du dessin technique. On bosse dur. Il faut tracer des lignes droites et fines, soustraire des longueurs en millimètres à des longueurs en centimètres, visualiser la façon dont les planches s’emboitent. Je fabrique avec du carton plume une maquette du futur banc à l’échelle 1/5 que l’on peut assembler et démonter. Je réalise que jusqu’à ce moment-là, les bancs n’existaient que dans les têtes… et dans certaines têtes, pas du tout. À la vue de la maquette, il y a des exclamations de soulagement.
Un élève flatté, mais inquiet est chargé de rassembler les quatre bordereaux de découpe en un seul, qui sera notre bon de commande collectif. Il sollicite l’aide d’un autre élève qui a mieux compris et lui explique, aidé de la maquette, quelles additions il faut faire. Quand il me tend le document, il est extrêmement fier. Il a passé quelques heures dessus et a surmonté plusieurs difficultés.
Pour l’heure notre commande de bois circule de bureau en bureau au sein de l’administration communale. Une période d’attente que, pour une fois, j’apprécie : les projets, ça me stresse. Quand on débute, c’est le saut dans l’inconnu. Les obstacles que les élèves rencontrent ne sont pas là où on les attendait, il faut réajuster sans cesse. Surtout, il y a cette tension permanente entre l’excitation de réaliser quelque chose de concret, le désir que cela suscite chez les élèves, et de l’autre côté ma volonté que tous apprennent, progressent.
Car pour cela je devrais m’arrêter plus souvent, formaliser, évaluer, synthétiser, étayer. Si on ne s’arrête pas, alors dans les groupes ce sont toujours les mêmes qui parlent, qui comprennent avant les autres et portent le projet. J’insiste dans les discussions pour qu’on utilise les bons mots, mais seuls certains les retiennent. Ceux qui sont en retrait des discussions parce qu’ils ne trouvent pas leurs mots ou qu’ils ne comprennent pas pourquoi leurs camarades parlent d’échelles sont souvent aussi ceux qui n’arrivent pas à se représenter durablement ce qu’est un mètre, ou la différence entre largeur et longueur, ou… Si on fonce vers l’aboutissement, on creuse les écarts. Mais si on s’arrête trop souvent ou trop longtemps, le désir s’émousse.