Le garant pour faire place à l’imprévu

« Le voyage pour moi, ce n’est pas arriver, c’est partir. C’est l’imprévu de la prochaine escale, c’est le désir jamais comblé de connaitre sans cesse autre chose, c’est demain, éternellement demain. » (Roland DORGELES)

J’ai reçu une place de maitre, je n’ai pas voulu la tenir, parce que je ne voulais pas du pouvoir du maitre. En laissant la place de maitre vacante, je la laissais à ceux qui, dans la classe, avaient du pouvoir et je ne tenais plus la place de garant.

Jouer l’absence de pouvoir

Je pensais, en ne prenant pas la place du maitre, favoriser la création, l’interaction et donner place au plaisir, au désir d’apprendre. Nourri par des stéréotypes libertaires sur la question du pouvoir et empêtré dans le rejet de comportements autoritaires d’adultes subis dans mon propre parcours scolaire, je mélangeais allègrement toutes les situations dans lesquelles jouent les rapports d’autorité et préférais nier la question du pouvoir que d’envisager d’en assumer la responsabilité.

Le pouvoir avait une connotation négative : le pouvoir brime la créativité, empêche le désir d’émerger et impose la souffrance en lieu et place du plaisir. Et le pouvoir s’incarnait dans une personne et non dans une fonction, s’auto-instituait plutôt que d’être contrôlé par l’institution. Mais plus encore qu’un stéréotype, le rejet du pouvoir est aussi un alibi, une manière de chercher à en avoir plus.

En réalité, en rejetant le pouvoir du maitre, je recherchais une position de toute-puissance, car le maitre n’a que le pouvoir du maitre. Le pouvoir du maitre est lié à et limité par sa fonction dans l’institution scolaire. En prétendant que je ne voulais pas de ce pouvoir, je cherchais en réalité à en avoir plus, à libérer mon pouvoir du carcan de ma fonction, je cherchais à prendre l’ascendant sur les élèves (et sur l’institution) en utilisant ma fonction tout en la dénigrant pour ne pas en assumer les contraintes et les responsabilités. En prétendant et en jouant l’absence de pouvoir dans la relation aux élèves, je gardais tous les pouvoirs de la fonction tout en gagnant aussi ceux de la séduction, de la subordination, de l’arbitraire… me réservant le choix de l’un ou l’autre de ces registres.

Mais je donnais aussi à quiconque en avait l’envie et les moyens, la possibilité de laisser libre cours à son propre sentiment de toute-puissance. De ce fait, l’insécurité régnait pour tous et rien n’était vraiment possible, surtout pas les apprentissages.

Toute-puissance et frustration

Si je n’occupe pas la place du maitre, je laisse la place à la structure informelle du pouvoir qui règne dans le groupe classe et les rapports de force peuvent librement s’exprimer. Tout le monde est insécurisé : ceux dont les rapports de force sont faibles (les moins costauds, les moins populaires, les timides, les timorés, les réservés…), parce que plus rien ne les protège, qu’ils sont seuls et doivent subir ; ceux dont les rapports de force sont élevés (les costauds, les populaires, les dominants…) parce que, même s’ils dominent, ils perçoivent la toute-puissance du maitre, savent que son pouvoir est devenu imprévisible et que seul l’arbitraire sévit. Et aussi parce que leur propre toute-puissance leur fait peur.

Comme enseignant aussi, je suis insécurisé, parce que je sais que si la structure informelle du pouvoir dans la classe prend le dessus, c’est la loi du nombre qui risque de prévaloir. Chacun est renvoyé à lui même, à sa capacité à résister et à faire jouer ses rapports de force, et l’objet sur lequel la classe est censée se centrer, les apprentissages, n’est plus garanti.

Je me confortais dans mon sentiment de toute-puissance (je fais ce que je veux), mais ce sentiment ne me permettait tout au plus que d’éviter de faire l’effort d’occuper la place de garant de la relation pédagogique. Je donnais aussi à certains élèves le sentiment de toute-puissance, sentiment par nature insatisfaisant (il ne peut atteindre ses fins, car il se heurte à l’autre, car il se heurte à ses propres limites), ce qui les mettait en danger eux-mêmes et ceux sur lesquels ils exerçaient cette toute-puissance : les autres élèves bien sûr, mais moi aussi.

Le sentiment de toute puissance est insatisfaisant parce qu’il est incapable de complétude. Jamais accompli, toujours frustrant, il se double d’un constat d’impuissance : les autres, la réalité, mes propres limites, ma finitude m’empêchent d’en jouir. Frustration. Tout pouvoir, c’est aussi ne rien pouvoir. Je pourrais tout aussi bien faire autre chose, vouloir autre chose et je ne fais rien de satisfaisant. Ce qui me rend dangereux pour les autres… et pour moi même.

Se soumettre au risque de la relation pédagogique

Je ne veux toujours pas de la place du maitre, parce que le maitre cherche à tout contrôler, et que ça, c’est impossible. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable parce que c’est un obstacle à l’apprentissage. Le maitre est celui qui maitrise, qui sait tout, qui contrôle tout et qui sait où il va. Il est hostile à l’imprévu, il connait l’itinéraire et ne prétend pas y déroger.

Je laisse aux maitres l’illusion de maitriser ce qui n’est jamais qu’une répétition du même entre mêmes : des situations, des contenus, des attitudes prévisibles qui se répondent en écho, procèdent par reconnaissance mutuelle, se (ré)confortent par la répétition et l’imitation des pairs (ce qui exclut par ailleurs les « in-pairs »).

Et apprendre c’est voyager entre, d’une part, ce que je sais, ce que je sais faire et qui me rassure (répétition du même entre mêmes) et, d’autre part, ce que je ne sais pas encore, ce que je n’ai jamais fait et qui m’angoisse (l’inconnu, l’imprévu, l’imprévisible) ; et l’angoisse me paralyse, donc je n’apprends pas.

Je prends la place de l’enseignant, je prévois un cadre1 d’apprentissage, je prends la place de celui qui bouscule et prends le risque de déstabiliser (invitation au voyage), et je tente de tenir la place de garant, garant de la sécurité de la situation proposée, garant de l’objet du groupe. L’absence de cadre est paralysante pour l’élève, car s’il a le sentiment qu’il peut tout faire, il ne sait plus quoi faire et finit par se persuader qu’il n’est pas capable de faire. De même pour l’enseignant. Sans les repères de ma fonction, je ne peux agir que dans l’insécurité la plus totale, je suis ma propre référence pour juger de la pertinence de mes décisions, et je ne peux que me heurter à mes propres limites.

Pour faire place à l’imprévu, pour l’accueillir dans une relation pédagogique, pour qu’il devienne effectivement source de création, de plaisir, de désir, l’enseignant doit être le garant d’un cadre sécurisant dans lequel les élèves pourront accepter d’être déstabilisés, et donc apprendre.