Ou comment une séance d’entrainement mental m’a permis de comprendre pourquoi j’avais du mal à sortir du lit le mardi, et comment agir pour des mardis plus… douillets.
Ça part du réveil difficile du mardi matin. De ce constat : ces jours-là, je vais au travail la boule au ventre. C’est que le mardi après-midi, les triturations d’horaire ont fait que je suis seule avec ma collègue pour faire la classe aux soixante élèves de 5e et 6e primaire de notre école.
Soixante élèves qui ont envie de courir, ou de dormir, ou de crier, ou qui pleurent une amie perdue, ou qui trouvent qu’on ne travaille pas assez, ou qui veulent en découdre. Soixante élèves qui semblent vouloir aspirer ma vitalité comme ils boivent leur Caprisun : jusqu’à la dernière goutte.
« Je vais au travail la boule au ventre. »
J’arrive avec ça au weekend d’écriture : la crispation et le découragement. Je n’ai jamais pris le temps d’y réfléchir. Je n’ai pas pensé à y penser, et pourtant ça fait déjà huit mois que chaque mardi, c’est la soupe à la grimace.
Qu’est-ce qu’on va faire de ça ? Le passer ensemble à la moulinette de l’entrainement mental. Nous sommes trois pour en parler, déplier la situation. Le but, c’est de dépasser ce que l’on ressent, pour aller progressivement vers autre chose : identifier le véritable problème, les contradictions qu’il cache, ses causes, et (cette partie-là va presque toute seule quand on a fait tout le reste) trouver des pistes d’action pour sortir de la panade.
Première case : se représenter la situation. Expliquer qui est là, pour faire quoi et dans quel contexte. J’explique donc. Pour que les mardis après-midi soient des moments d’apprentissage, nous leur proposons une activité récurrente : des ateliers grandeurs. En septembre, je passe un temps fou à préparer le matériel qui doit servir toute l’année. Il y a quatorze caisses thématiques (longueurs, durées, températures…) contenant du matériel et des défis (du type « mesure la distance entre les deux arbres de la cour »). Nous sortons dans la cour avec les quatorze caisses et les soixante élèves répartis en quatorze groupes. La consigne est de réaliser le défi, d’appeler un adulte pour valider le résultat avant de passer au défi suivant, et ainsi de suite.
Dans les faits, peu d’élèves s’y mettent sérieusement, il y a presque dans chaque groupe un ou une élève qui sabote, perturbe, joue avec le matériel. Beaucoup de matériel cassé et pour ma collègue et moi, plus de temps passé à des rappels à l’ordre qu’à des apprentissages.
Le simple exposé minutieux de la situation, relancé par les questions de mes partenaires, me permet déjà de pointer certaines choses que, le nez dans le guidon, je ne voyais pas : enseigner à deux à soixante élèves, c’est inédit et difficile. En grand groupe, les élèves sont à priori moins preneurs de l’activité. Il y a des associations d’élèves inhabituelles et des jeux relationnels qui prennent beaucoup de place. Notamment, dans cette configuration à soixante, certains garçons qui se voient comme les durs à cuire de l’école se retrouvent en bande et passent plus de temps à montrer leurs muscles (au propre comme au figuré) qu’à s’intéresser au travail.
Autre aspect organisationnel important, ce mardi après-midi est comme une bulle dans la semaine, fort déconnectée du reste. À différents niveaux : relationnel (les groupes constitués n’existent que là et parmi ces soixante élèves, il y en a que je ne connais pas bien, je n’ai pas de relation installée avec eux) ; spatial (on est dans la cour pour travailler, ce qui est inhabituel) ; disciplinaire (c’est le seul moment de la semaine où on travaille sur les grandeurs, aucun lien n’est fait avec le travail du reste de la semaine). Du point de vue pédagogique, il n’y a pas de traces et pas de production. Peu de choses donc pour donner du sens à ce que les élèves font et au travail en groupe (en groupe pour quoi ?) Rien qu’à raconter, je me rends compte que ç’aurait été un miracle que ça ne foire pas !
Deuxième case : formuler le problème, notamment en identifiant les oppositions que la situation recouvre. Cela peut être un malentendu ou un désaccord entre deux protagonistes, deux objectifs contradictoires, éventuellement poursuivis par la même personne… Dans ce cas-ci, le problème tourne autour du décalage entre mes ambitions pédagogiques et ce que la situation matérielle permet effectivement. Mes partenaires s’y lancent : « Tu as pris un risque en testant un dispositif pédagogique nouveau alors que la situation était déjà inédite à plusieurs égards. » « Vous avez mis en place un dispositif de pédagogie active alors que les élèves étaient sous-encadrés. » Etc. Il y a aussi que le temps très important que j’ai passé à la préparation de l’activité m’a rendue particulièrement sensible au résultat. C’est la fameuse tension inhérente à la vie de prof : il faut tout anticiper, et en même temps être ouvert à l’imprévu.
À la fin de cette étape de la discussion, chaque participante écrit sur une bandelette, en une ou deux phrases, en quoi réside le problème selon elle. Là, on touche au nœud de l’affaire. On ne discute que depuis trente minutes et, déjà, mon regard sur cette situation vécue a complètement changé. Chaque mardi, je me répétais que le problème était mon incapacité à gérer les groupes d’élèves ou à susciter chez eux le désir d’apprendre ; je sors à présent de l’autoflagellation et je peux envisager que je ne suis pas seule en cause. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis responsable de rien, puisque j’ai bien une prise sur certains aspects du problème.
Troisième case : chercher des causes. Les causes sont assez faciles à nommer lorsqu’elles sont matérielles (le sous-encadrement, l’espace inadéquat), pédagogiques (manque de sens de l’activité, l’absence de traces et de connexion avec les autres moments d’apprentissages), organisationnelles (manque de temps de parole pour les élèves), un peu moins lorsqu’elles sont plus psychologiques : pourquoi un tel investissement affectif dans le travail ? Pourquoi mes ambitions démesurées, et l’envie de toujours innover, même quand les conditions ne se prêtent pas à une « prise de risques » pédagogique ? Je ne déplie pas tout en groupe, car cela devient intime, mais cela me fait des os à ronger pour plus tard… J’identifie aussi des schémas récurrents dans mes attitudes, qui m’aideront à voir les signaux d’alarme à l’avenir.
Quatrième case : que pourrait-on faire pour agir sur cette situation insatisfaisante, et la rendre un peu plus satisfaisante ? Le conditionnel est important : ici, la consigne est de lancer des pistes tous azimuts. Peu importe qu’elles soient irréalisables, inadaptées à la personne ou au contexte, voire complètement hors cadre… On s’autorise aussi à parler de l’institution, de ce qu’on pourrait exiger de sa direction, de son PO. Si on est passées par les trois autres cases, les idées viennent facilement. Et surtout, elles n’ont absolument rien à voir avec celles que pourrait m’apporter une discussion à chaud avec les collègues en salle des profs, tout généreux qu’ils soient. Pistes lancées : fuir (en étant malade, en changeant de métier, d’école…) ; réorganiser l’horaire ; regarder un film ou raconter des histoires le mardi après-midi ; profiter d’avoir un grand groupe pour organiser un cours plus magistral ; faire venir des intervenants extérieurs… Ça part dans tous les sens. À moi d’y pêcher ce qui me semble réalisable et utile.
Quand on a des pistes, on peut se donner un peu de temps avant d’agir. Certaines ont besoin d’arriver à maturation d’abord. Depuis, j’ai déjà pris les devants pour éviter que cette situation de sous-encadrement ne se reproduise l’an prochain. Cette petite séance d’entrainement mental m’a aidée à me sentir plus légitime dans cette demande. Je réfléchis aussi à cette idée d’organiser des conférences pour les élèves réunis en grand groupe. On verra. Pour le moment, ce que j’en retiens, c’est un principe plus général : éviter d’ajouter l’innovant à l’inédit. Nous ménager, les élèves, ma collègue et moi, dans notre besoin d’avancer au maximum en terrain connu.