La rigueur pas pour les artistes ? Ben si, justement ! Sans rigueur, l’artiste n’existe plus.
J’écris des chansons. Le point de départ, c’est une émotion, des flashs, des images, un vécu, des sensations, un bouillonnement de mots : mon crayon qui écrit tout seul ! Des mots jetés sur le papier, des p’tits bouts d’histoire… un morceau de ce qui deviendra peut-être couplet, peut-être refrain, qui finira dans la poubelle, ou qui atterrira dans une autre chanson. Des bouts de mots, une idée de mélodie, 50 idées d’air de musique. Dans tout ce jaillissement créatif, un jour, je me décide à mettre de l’ordre.
Quitter cette totale liberté… Le chemin n’est pas facile. Arrive la montagne avec son sentier tortueux. Mais je connais l’objectif : créer une chanson qui, d’abord, me fasse vibrer puis, peut-être fasse vibrer les autres.
Première halte sur ce chemin sinueux de la rigueur : trier, essayer, remplacer un mot par un autre pour créer des rimes. Des rimes qui font sens, qui racontent quelque chose. Buter, s’arrêter sur ce mot qui manque pour faire rime, faire sens et finir ce couplet. Alors, au détour d’un feu rouge, saisi au vol d’une conversation, le mot tant convoité apparait… comme un éclair lumineux ! Le sentier continue. Trier, essayer, choisir ce qui deviendra refrain ou couplet. Combien de couplets ? Toujours le même refrain ? Une coda, des lalala pour finir ? Et le dernier refrain ou couplet, que dira-t-il ? Là, c’est bien la rigueur qui intervient dans une forme particulière. Une chanson, c’est maximum trois minutes avec alternance couplets/refrains : toute une histoire en trois minutes ! Choix douloureux car choisir, c’est abandonner une part de liberté, c’est figer quelque chose. Mais quelle fierté quand le texte est fini ! Je lis et relis le texte, j’écoute « sa » musique. Une partie de la montagne est gravie !
Reste à le mettre en musique. Nouvelle recherche, nouvelle étape créative : vingt musiques… Laquelle colle mieux au texte ? Zut, j’en avais trouvé une hier. Aïe, la musique que j’ai choisie, voilà qu’elle bute sur un ver qui a trop de pieds ! J’abandonne. Ce matin, au réveil, nouveau flash musical. Vite trouver une façon de le noter, me répéter l’air pour ne pas l’oublier. Minuit moins cinq, l’air est trouvé !
Enfin, je vais pouvoir répéter la chanson avec Daniel, le musicien qui m’accompagne. Nouvelle halte le sommet est en vue, mais pas encore. J’entends ses réflexions. Le rythme, là, c’est comment ? Ah, ce n’est pas pareil dans le deuxième couplet que dans le premier ? Tiens, oui, je n’avais pas entendu cela. Donc, ça change de rythme ? Mystère…
En avant ! Où sont les temps forts, sur quelles parties de mots ? Comment j’dis ces mots ? Voilà qu’il faut à nouveau modifier un mot, un ver ou la syllabe juste avant la rime, pour coller au rythme ou à la mélodie ! Cette fois, ça y est ! Je « tiens » le rythme ! Enfin, Daniel peut me proposer un accompagnement … Mais voilà qu’il m’en propose trois ou quatre différents ! Lequel met en valeur, enrichit et reflète l’ambiance de la chanson ? Nouveaux choix, nouveaux détours du sentier. Essais chant et piano. La chanson est bouclée !
Eh non ! Je ne suis pas encore au sommet ! Quelle intro ? Ou pas d’intro musicale ? Enchainer directement couplets et refrains ? Intermède ou non ? Je perds les pédales. Pardon, le fil, le rythme ! Enfin ! Non, je ne vois pas encore la fin. La fin, parlons-en ! Ralentir, garder le tempo ? Finir brusquement, en crescendo ou en douceur ? Voilà Daniel qui met son grain de sel et de poivre dans “ma” chanson. Voilà qu’elle prend une autre direction, qu’elle vit sa vie, en dehors de son auteur-compositeur. Après ce travail vient celui de l’interprète, moi ou un autre.
Nouveaux détours du chemin… Quelles images, quelles émotions, quel décor je mets dans ma tête, comme interprète, en entendant ces paroles et cette musique ? Ne rien oublier… À qui je m’adresse ? À moi, à un autre, au public ? Où je suis ? Quand se passe la chanson ? Quel sens j’y mets aujourd’hui, différent de celui de demain ? La chanson que je croyais figée prend soudain mille formes, mille visages.
Sommet de la montagne en vue ? OUI ! Mais il reste le p’tit bout le plus escarpé, le plus difficile, celui de mettre les chansons bout à bout, de les relier dans un spectacle. Nouvelles questions, nouvelle création, mais nouvelle rigueur aussi ! La scène a ses codes, ses repères, ses limites. Il faut tenir compte des lumières, du fil du micro… Répéter, encore répéter sans perdre sa créativité pour intégrer dans mon corps, ma voix, mes gestes les contraintes de la scène. Ah, ce projo en panne aujourd’hui ! Rien n’est comme d’habitude ! Et pourtant, c’est la der des der. La répèt générale, ce moment tant attendu et tant redouté avant l’escalade finale qui se concrétisera demain par la présence d’un public.
Alors, peur, angoisse ! La dépasser pour retrouver la rigueur des répèt, une rigueur sur laquelle je m’appuie pour laisser passer le trac, pour laisser vibrer mon corps et ma voix devant le public. Chanter en public, ça change tout ! Le public, il faut le respecter ! Ça veut dire : beaucoup dormir avant le spectacle pour être en forme, avoir pensé à tout : maquillage, costume, accessoires, bouteille d’eau, programme, mot de présentation, réservations… Ma tête déborde ! Mais le public, c’est magique ! Mon corps jubile ! Enfin, j’ai atteint le sommet de la rigueur !
Mais, au sommet de la rigueur, le public applaudit et m’interpelle : « C’est quand, ton prochain spectacle ? » Le sommet de la rigueur, je l’ai atteint, mais ma vie d’artiste ne fait que commencer ! Avec un nouveau défi !
Nouvelles déclinaisons, pentes et remontées, haltes et détours de la rigueur en vue ! La corne de brume retentit, l’ancre remonte, le bateau s’éloigne petit à petit du rivage. Nouveaux horizons, nouvelles découvertes mais rigueur de la route, chamboulée par les vagues de la haute mer. Voilà les ingrédients possibles d’une nouvelle chanson « La rigueur, sûrement pour les artistes ! »
PS : Daniel est un prénom fictif