Dans le dictionnaire, la rigueur est un mot rude, sans souplesse ni complaisance. Pourtant, c’est une chose étrange, qui bouge tout le temps, saute d’une personne à l’autre et puis s’échappe un peu plus loin.
Mais au fond, qu’est-ce la rigueur ? Avoir de la rigueur est-ce une ligne de conduite qu’on doit suivre sans dévier de sa route ? Est-ce une philosophie de vie à laquelle on peut donner de la latitude ?
Pour ma part, je pense que la rigueur détermine beaucoup de choses dans la vie d’une personne. La rigueur se retrouve partout : la famille, le social, le culturel et le travail.
En interrogeant Alain, 26 ans, j’ai voulu faire un parallèle entre lui et moi, car il est intéressant de comparer la rigueur dans deux environnements différents, avec près de 30 ans d’intervalles.
Quelle a été la rigueur rencontrée par Alain enfant ? Enfant unique, il avait une mère très protectrice. Elle lui a insufflé certaines rigueurs avec l’objectif de lui donner tous les atouts en main, afin qu’il puisse réussir dans la vie. Mais a-t-elle eu, elle-même, la rigueur de ne pas le surprotéger, ce qui peut être néfaste pour un enfant et au final contrecarrer l’objectif d’autonomie voulu ?
Quant à ma propre enfance, elle a été marquée par la rigueur de mon père. Je suis le dernier d’une série de trois garçons, descendant de l’immigration musulmane. Mes frères et moi avons été élevés dans la rigueur de la religion et des traditions très strictes. Voilà déjà quelques différences entre Alain et moi.
En me battant contre cette rigueur qui m’étouffait, j’ai forgé mon anticonformisme, en conscience. J’ai choisi de m’ouvrir aux autres, venant d’autres horizons. Pour Alain, par contre, de mère catholique, mais pas pratiquante, et de père laïc, la rigueur de la religion a été légère pour lui. Aussi est-il plus enclin à une vie laïque, sans contrainte religieuse, ce qui lui a permis d’appréhender le monde avec une certaine ouverture d’esprit.
Les mouvements de jeunesse ont amené Alain à s’extravertir, à s’ouvrir, mais toujours cadré par les règles qui font l’apanage des mouvements scouts. Tandis que moi, plutôt enfant de rue, avec peu de contrôle des parents, je me suis retrouvé avec cette rigueur de la rue qui a ses lois (ne pas trahir la bande, suivre le mouvement, même si certaines actions vont à l’encontre de ses valeurs). Plongé dans cette mixité d’enfants d’origines différentes, l’expérience m’a amené à m’ouvrir et à découvrir l’autre avec moins de préjugés.
À l’école, la rigueur nous a tous les deux amenés, chacun à notre manière, à suivre l’enseignement avec distance : trop de règles, trop de bourrage de crâne, trop de rigueurs non justifiées.
Pourtant si je compare les deux époques, l’enseignement a bien changé. Avant, l’enfant, assez malléable, devait entrer dans le moule, quitte à être cassé. On parvenait à le travailler pour le fondre dans la norme. Cette logique de masse continue tout au long de notre vie. Cette « mise en moule » permet à la société de nous utiliser sans aucun problème.
Aujourd’hui, la logique est plutôt axée sur l’individu : on essaye d’adapter le moule à l’individu, tout en essayant de lui inculquer certaines rigueurs. Cet exercice est assez difficile, vu la profusion d’informations dans laquelle l’enfant évolue.
Le problème, et il est de taille, c’est que cette nouvelle logique scolaire est en rupture totale avec la logique du travail qui est encore une logique de masse. Lorsque l’enfant est devenu adulte, n’étant plus malléable, il faut le casser pour le faire rentrer dans le moule.
De tout temps, il y a eu des réfractaires qui ne se sont pas soumis. L’école ne nous a pas moulés, Alain et moi. Ce qui nous a permis d’ouvrir d’autres portes. Pour ma part, j’ai eu quelques difficultés avec le monde du travail et n’accepte pas toutes les injustices. Quant à Alain, l’expérience du travail, dans une société de télécommunication, fut assez désastreuse, surtout lorsque ce milieu fut secoué par une vague de suicides. Il se produisit un déclic chez Alain qui eut une nouvelle prise de conscience pleine des questionnements. Il chercha des réponses dans les journaux, dans les autres entreprises, dans les syndicats, dans l’humanitaire. Il découvrit une nouvelle compréhension du monde porteuse elle-même de nouvelles questions, mais aussi d’un nouvel espoir en l’homme.
Aujourd’hui, il se lance dans un projet d’enseignement différencié, qui est une approche de l’enseignement plus humaine et respectueuse de ce que chacun est. Il est toujours en recherche de réponses aux questions existentielles, avec une conscience de la réalité. Il essaye de bien choisir les règles qu’il respecte, d’observer en profondeur, avec un maximum d’objectivité, son environnement et de critiquer les lois.
Et puis, là, en cet instant, à cet endroit, nos routes se rejoignent. Tout ce qui nous entoure nous a construits ou nous a détruits. Aujourd’hui, assis sur ce banc au soleil, nous découvrons bien des choses qui nous rapprochent : la tolérance pour celui qui est différent, l’importance de respecter les valeurs qu’on s’est choisies, l’urgence de se déconditionner, de prendre du recul par rapport à certaines rigueurs, pour avancer avec des règles qui ont du sens…
Malgré nos différences d’origine, d’éducation, de religion et de traditions, toutes ces rigueurs différentes nous ont amenés à une prise de conscience commune. La rigueur de la vie du travail, de la vie de couple, de la vie de père et de toute autre expérience que nous accumulerons, nous amènera à léguer à nos jeunes une rigueur de vie qui nous est propre. Avoir conscience de ces différences nous rassemble et nous permet d’en tirer une manière de vivre qui nous est commune : chercher l’équilibre entre notre bienêtre et celui des autres, en ayant une vision globale. Ce qui demande encore de la rigueur.