Le nerf de la guerre

L’évaluation à l’école n’est pas un acte anodin. Telle qu’elle est pratiquée, elle permet d’établir des hiérarchies entre individus du même âge et entretient à chaque instant la croyance dans l’inégalité des intelligences, des capacités et du mérite de chacun. Quant à celui qui en fait l’objet, il se voit enfermé dans deux questions également délétères : « Quelle est ma valeur ? » et « Qu’est-ce que je vais devenir ? »
Dans nos sociétés violemment inégalitaires, ces deux questions sont directement liées l’une à l’autre : si l’institution juge que je ne vaux rien, ou pas assez, ma vie ne sera pas digne d’être vécue, j’aurai toutes les chances de passer l’essentiel de mon temps à essayer de survivre, à accomplir des activités à la fois pénibles et sans intérêt pour moi, qui mortifieront mon corps et mon esprit (pour reprendre la description du travail aliéné par Marx).

Évaluer n’aide pas à apprendre

On comprend quel poison de telles questions instillent dans l’esprit de ceux qui sont continuellement incités à se les poser : elles sont angoissantes, voire terrifiantes. Même ceux qui pensent pouvoir les affronter sans trop de crainte, les bons élèves ne peuvent pas ignorer que pour rester debout et vivant dans un tel monde, il faut que les autres, autour, tombent. Deux attitudes possibles par rapport à cette règle : on peut s’en accommoder comme d’une loi naturelle, irrésistible, voire la considérer comme l’expression d’une justice impartiale, ou on peut la vivre comme un scandale.
Parmi les professeurs, par définition rescapés de la compétition scolaire et consacrés par elle, il y a sans doute des représentants des deux positions. Ceux qui sont persuadés que les hiérarchies scolaires sont le reflet de l’inégalité intrinsèque des compétences et du mérite de chacun sont sans doute les plus dangereux. Mais il n’est pas certain que ceux qui veulent lutter pour une véritable égalité des chances ne contribuent pas parfois également au problème. Tant qu’on n’a pas une conscience claire du fait que « l’école vise à produire de l’échec scolaire[1]B. Ogilvie, « À quoi sert l’échec scolaire ? », Revue des Livres, n° 2, 3 mai 2012.  », que celui-ci lui permet de jouer son rôle de légitimation d’un ordre social hiérarchisé, tous les aménagements et adoucissements de nos pratiques n’auront aucun effet ” ou plutôt si, ils en auront un, mais pas celui attendu.
Car la bienveillance peut avoir les conséquences les plus catastrophiques, si l’on ne remet pas en question les modalités de l’évaluation et si l’on continue de penser que l’évaluation doit se faire à un instant T, le même pour tous les élèves, qu’elle est une boussole nécessaire pour tout apprentissage[2]Cette idée est mise en pièces notamment par les analyses de Stella Baruk. L’évaluation telle qu’elle est pratiquée conduit à supposer que le problème vient de l’élève et non des … Continue reading et qu’elle permet d’établir un classement, des plus faibles aux plus forts. Au lieu, par exemple, de permettre à chacun de reprendre son travail jusqu’à ce qu’il soit satisfaisant, en prenant le temps qu’il lui faut pour cela et en collaborant avec d’autres si nécessaire.
Soucieux de ne pas mettre les élèves en difficulté, inquiets de l’effet psychologique sur eux de mauvaises notes, notamment en termes de motivation (il ne faudrait pas qu’ils sortent du jeu scolaire !), beaucoup de professeurs veillent à donner à leurs élèves ” et particulièrement à ceux qu’ils identifient, à partir d’évaluations antérieures, comme les plus fragiles ” des exercices plus faciles qui ne leur poseront pas de problème. L’omniprésent mot d’ordre d’individualisation les poussera à distinguer les travaux demandés aux élèves. Par exemple[3]Tirés de J. Crinon et J.-Y. Rochex, La Construction des inégalités scolaires, Rennes, PUR, 2011. , dans un exercice de géométrie, ils parleront de segments aux plus forts quand ils évoqueront les traits pour les plus faibles. Aux premiers, ils demanderont de tracer un axe de symétrie, aux seconds, plus modestement, de colorier le triangle. Dans ce même souci d’adapter leur enseignement aux capacités supposées différentes des élèves, ils s’efforceront de décomposer une tâche complexe en plusieurs petites tâches intermédiaires, estimées plus facilement maitrisables, au risque de faire perdre de vue l’objectif final et le sens même des exercices intermédiaires, et de dépouiller par conséquent le processus de tout intérêt du point de vue de l’apprentissage.
Adapter ainsi l’enseignement aboutit à enfermer les enfants dans leurs difficultés, à les empêcher de les dépasser, puisqu’ils n’y sont jamais confrontés. On comprend ici combien il est essentiel de dissocier apprentissage et évaluation : il faut que les élèves soient régulièrement confrontés à des travaux qui leur posent problème, qui les mettent en difficulté, tout simplement parce que c’est la seule façon d’apprendre quelque chose, qu’on soit considéré comme faible ou comme fort par l’école. Mais, pour que cette mise en difficulté ne soit pas purement et simplement du sadisme, il est crucial que l’évaluation n’intervienne qu’au terme du processus, quand la difficulté justement a été circonscrite, voire dépassée. On voit bien ici les dangers du souci en lui-même louable de bienveillance : s’il coexiste avec le maintien des modalités existantes de l’évaluation, il aboutit à en rabattre dramatiquement sur la complexité (et donc aussi l’intérêt) de ce qui est enseigné.
De plus, la bienveillance a vite fait de conduire les professeurs à excuser les fragilités, mais à exercer la plus grande rigueur contre les indisciplines et le manque de sérieux ou de respect pour les exigences scolaires et la personne du professeur ” comme si les déterminations sociologiques expliquaient et excusaient les difficultés cognitives, mais pas le refus de se plier, au moins extérieurement, dans l’attitude, aux exigences de l’institution. Dans un contexte où leur position sociale est fragilisée (à la fois matériellement et symboliquement), les professeurs tolèrent souvent mal la contestation de leur autorité, et sont particulièrement virulents avec les élèves qui contestent la légitimité ou l’intérêt du jeu scolaire qu’on leur impose.

Évaluer pour tuer le métier

Mais depuis un peu plus d’une vingtaine d’années, dans un contexte d’hégémonie du néolibéralisme, les modalités d’évaluation sont aussi de plus en plus imposées par l’institution aux professeurs et cette normalisation est le vecteur d’un contrôle sur l’activité des enseignants.
Bien que ce cadrage de l’évaluation, de plus en plus intrusif, voire omniprésent, des petites classes du primaire jusqu’au baccalauréat, se présente officiellement comme la garantie d’une plus grande efficacité, ou productivité, du système scolaire, ce n’est sans doute pas là sa principale visée[4]Voir mon article « Peut-on défendre l’école publique sans la critiquer ? https://lc.cx/pnUQKP. Ces réformes visent à faire disparaitre de l’espace social toute exception à la loi générale de la mise en concurrence de tous.
Le but n’est pas de rendre l’école plus efficace, mais de contrôler de plus en plus strictement l’activité des enseignants et des élèves, de réduire toutes les marges qui leur étaient laissées pour développer des pratiques émancipées de cet impératif d’évaluation et de classement des individus. Grâce au recours généralisé aux outils informatiques, les professeurs sont, par exemple, confrontés à l’imposition d’en haut d’une temporalité définie selon des critères qui viennent constamment perturber la logique de l’apprentissage. La multiplication des évaluations rogne toujours plus sur le temps de l’apprentissage, sans offrir ni pour les enseignants, ni pour les élèves, ni pour les parents, un gain de compréhension ou de clarté. L’évaluation est ainsi un outil de gouvernement, le levier du New Public Management, l’outil de l’intériorisation par les agents d’une institution des objectifs fixés d’en haut par leur hiérarchie. C’est aussi un outil de surveillance directe et plus invasif que tout ce qu’on avait pu imaginer ou mettre en place auparavant, avec par exemple la possibilité de suivre en temps réel le rythme de correction des copies numérisées au baccalauréat ou de compiler des données sur les critères de correction à une échelle jamais atteinte.
On peut ainsi supposer que l’essentiel est de créer chez les enseignants et les élèves un sentiment d’urgence et d’angoisse perpétuel, un qui-vive qui tue toute spontanéité, qui interdit toute errance, donc toute recherche un peu réelle. Dans ce système, il n’est pas permis de se tromper, de faillir, et tout ce que vous ferez ou direz pourra être retenu contre vous, puisque tout est constamment évalué, de vos résultats à votre attitude.
Ce qui est inquiétant dans la situation actuelle, c’est que, alors que les réformateurs de l’école jouent aux échecs, et prévoient chacun de leurs coups dans le cadre d’une stratégie globale de mise au pas d’une institution qui leur échappait jusqu’ici partiellement, ceux qui subissent ces réformes et voient leurs effets délétères sont chaque fois obnubilés par le dernier coup joué, se mettant dans l’incapacité de réagir efficacement à l’attaque systématique dont ils font l’objet.
Pour sortir de cette impasse, il est essentiel de s’interroger sur ce qui conduit les enseignants à accepter des pratiques et des directives dont ils perçoivent ” plus ou moins confusément ” qu’elles vident leur travail de tout sens. Comme beaucoup d’élèves, trop de professeurs ont renoncé à ce que leur pratique ait du sens. Mais dans ce cas comme ailleurs, le salut ne peut pas être individuel : pour que les enseignants s’autorisent à défier les « impératifs » dont ils sont assaillis, il faudra qu’ils retissent les collectifs (syndicats, mouvements pédagogiques…) qui leur donnaient à la fois légitimité, confiance et (une certaine) protection, et sans lesquels ils ne pourront agir et lutter efficacement. Il y a urgence.




 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 B. Ogilvie, « À quoi sert l’échec scolaire ? », Revue des Livres, n° 2, 3 mai 2012.
2 Cette idée est mise en pièces notamment par les analyses de Stella Baruk. L’évaluation telle qu’elle est pratiquée conduit à supposer que le problème vient de l’élève et non des modalités d’enseignement.
3 Tirés de J. Crinon et J.-Y. Rochex, La Construction des inégalités scolaires, Rennes, PUR, 2011.
4 Voir mon article « Peut-on défendre l’école publique sans la critiquer ? https://lc.cx/pnUQKP