Le poids de la culture

Lorsque je rencontrais un collègue des cours artistiques, les bras chargés de caisses avec pinceaux, pots de peinture, ciseaux… j’avais un peu pitié de lui. Je me disais : que lui reste-t-il de ses récréations s’il doit d’une part, préparer tout le matériel du cours suivant et d’autre part, ranger celui du cours précédent ?

185009.pngÀ peine deux ans plus tard, c’est avec un petit sourire que nous nous croisons : chacun son armoire dans le couloir, chacun ses caisses…

Confrontation des pratiques, pistes…


Cet été, deux instituteurs, une bibliothécaire et moi-même, professeur de français dans le premier degré de l’enseignement professionnel, avons consacré trois jours de vacances à plancher sur des ceintures de lecture.
Qu’est-ce qui nous reliait ? – Un stage au moins de pédagogie institutionnelle ; – un questionnement sur les pratiques de lecture que nous expérimentons en classe ou en centre de documentation ; – un désir de traduire des compétences de « bons lecteurs » en ceintures comme au judo pour que l’élève se situe, sache ce qu’on attend de lui, puisse voir une gradation dans nos demandes et qu’en accédant à un niveau supérieur, il puisse exercer un droit, une responsabilité.
Au bout de ces trois jours, nous avons construit une grille et nous nous sommes dit que nous allions la tester et nous revoir plus tard pour en parler…
Madame ! On ne dit pas ce qu’Aki va faire à la fin ! Comment voulez-vous que je le devine ?
Tu as raison, Souhaïla, on ne le dit pas clairement, mais il y a des indices qui peuvent te mettre sur la piste. Que lui dit sa mère ? À quoi pense-t-il en der-nier lieu ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
Cette élève est une des meilleures lectrices de la classe, elle passe son test pour devenir ceinture verte.
C’est la troisième étape d’une gradation qu’on a construite, mes compagnons et moi, à partir des « Résultats et commentaires de l’évaluation externe non cer-tificative de lecture et production d’écrits du Ministère de la Communauté française ».
Ce document a le mérite de nous rappeler, chiffres à l’appui, ce que nous savons déjà : les élèves arrivent assez facilement à retrouver des renseignements explicites dans des textes, d’autant plus aisément qu’ils sont formulés de la même façon que dans la question ou qu’il ne faut pas aller trop loin pour les trouver. Par contre, les élèves calent quand on aborde l’implicite car il faut interpréter, mettre en relation des indices pour trouver une réponse…
Comment amener Damien, Redouan, Adeline et tous les autres à décoder l’implicite ?
Comment arriver, comme le veut le programme, à la lecture de six récits complets ?

Quand l’évidence ne l’est plus…


Joackim a été pour moi un déclencheur l’année dernière.
Pour devenir ceinture jaune, il fallait retrouver des renseignements explicites dans un extrait d’une page. À quatre reprises, il n’y est pas parvenu (sur des tex-tes différents) et finalement, comme il était le seul à ne pas avoir de ceinture, c’est avec mon aide qu’il a repassé ce test et l’a réussi. Pour la ceinture orange, il devait lire un petit livre et répondre à d’autres questions et là, surprise ! Il y arrive seul et du premier coup !
Qu’est-ce qui a été facilitateur ? Le support ? Le type de questions ?
Ce que je considérais comme plus difficile ne l’était pas du tout. Une certitude en tout cas : je croyais qu’en n’ayant « qu’une » page à lire, je facilitais le tra-vail et tout compte fait, non : la tâche était plus ardue.
De l’intérêt de se retrouver à plusieurs, de confronter ses pratiques, d’envisager d’autres angles. Je me centrais surtout sur le contenu, les renseignements dans l’histoire, un peu des illustrations. Avec mes collègues, je m’aperçois que je néglige totalement le livre en tant qu’objet : sa présentation, son découpage en chapitres… J’abordais des petits romans, des bandes dessinées, mais je faisais l’impasse sur les documentaires, les albums…
Des caisses de livres donc… Tout minces, avec des images pour les ceintures jaunes. Mais pas faciles à trouver !!! Il faut des contenus pas trop enfantins, pas chers !!! Car comme dans beaucoup d’écoles en discrimination positive, l’argent est toujours compté et trouver des sous n’est pas une mince affaire.
Trois épreuves pour accéder à la ceinture supérieure : – un livre à lire seul, un questionnaire à compléter visant la compréhension de l’histoire (question explicites, choix multiples…) ; – douze livres à manipuler, à survoler pour trouver des renseignements explicites (maison d’édition, auteur, héros, illustrateur…) ; – une lecture oralisée d’un court extrait préparé en classe.
Il faut avoir réussi les trois épreuves obtenir la ceinture et tenter la suivante.
Plus les ceintures augmentent, plus la difficulté de lecture va croissante : livres plus épais, moins illustrés, questionnaires avec questions ouvertes, introduc-tion de l’implicite…
En parallèle, avec un petit budget reçu pour du « culturel », ma collègue et moi avons acheté plusieurs livres d’un même exemplaire et nous travaillons la lec-ture individuelle, mais aussi collective, le partage, l’interprétation… Le livre est pris sous toutes ses coutures et le plaisir ici est plus dans l’échange, la confron-tation, les hypothèses… Là aussi, mes collègues et leur expérience de « cercles de lecture » étaient un point d’ancrage important.
Après un an et demi, il est beaucoup trop tôt pour tirer un bilan, mais je constate que le nombre de livres feuilletés, parcourus, lus par les élèves est très lar-gement supérieur à tout ce que j’avais pu imaginer les années précédentes.
Je suis rentrée dans une autre dynamique où chacun peut aller à son rythme, choisir ce qu’il veut lire, prendre son temps. Certaines compétences que je n’avais jamais abordées le sont maintenant et des mots comme « sommaire », « index », « glossaire » représentent une réalité.

Interrogations, découragements, lassitudes


Que cache cette peur du silence ? Cette crainte d’être seul dans le livre ? Pourquoi dois-je leur faire une telle violence pour que les élèves veuillent bien entrer dans la tâche et surtout y rester ?
Comment les aider à entrer dans ce monde de l’écrit ? Comment faire émerger toutes leurs représentations ? Comment être dans l’analyse, le repérage des indices ? Comment les en faire ressortir ensuite pour être dans les hypothèses, les prolongements, le point de vue ?
Comment les rendre plus autonomes ? Qu’ont-ils réussi ? Que leur reste-t-il à faire ? Parmi les tâches à accomplir par laquelle vont-ils commencer ? Dans quelle caisse vont-ils trouver le livre qu’ils recherchent ? Où faudra-t-il ensuite le ranger ?
Je me dis souvent que je ne suis pas prof mais flic. Toujours à la recherche d’une parade pour que les élèves ne soient pas dans l’évitement : questionnaires différents lors d’une recherche pour qu’ils ne recopient pas simplement de chez le voisin, gendarme rappelant chacun à la tâche…
Coach aussi et surtout : « tu en es capable », « regarde », « reprenons ensemble », « relis la consigne »…
Passeur : par mes gouts, mes choix, mon plaisir…
Bourreau de travail : bouquiner, acheter, créer. Quinze livres individuels différents par ceinture, chacun accompagné de son questionnaire spécifique. Douze livres en plus par ceinture dans lesquels il faut piocher, survoler, comparer avec quatre questionnaires différents pour que chacun s’occupe de sa tâche… Un correctif différent pour chaque épreuve… Une gestion rigoureuse des réussites, échecs pour que les compétences atteintes soient visibles sur le tableau des cein-tures.
Et à côté de cela, quelques éclaircies : les rires complices lors de l’audition d’un extrait du livre collectif ; l’élève qui me demande si elle peut ne pas travailler aujourd’hui, mais simplement lire… Ou cet autre qui veut acheter le livre abordé collectivement, car il est trop bien et qu’on dirait qu’on parle de lui et de son grand-père…

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