Le Prophète, la secte et la trieuse

Un certain nombre d’élèves ont avant tout un problème de sens en mathématique, et ce à deux niveaux : à quoi sert ce que je fais aujourd’hui en mathématique dans la vie de tous les jours et pourquoi ce qu’on vient de m’apprendre fonctionne-t-il comme on vient de me l’expliquer ?

Le sens mathématique des apprentissages est une question légitime que se pose l’élève : pourquoi (a + b)² = a² + 2ab + b² ? Pourquoi pas a² + b² ?

Une des manières de donner du sens aux apprentissages de l’élève est de le placer dans une situation dans laquelle il va utiliser des outils vus préalablement. Ces outils prendront alors du sens : celui d’être utile afin de résoudre une problématique donnée.

Une activité simple peut mener loin

L’année passée, en première secondaire, après avoir abordé la notion de repère cartésien, j’ai demandé à mes élèves de rechercher l’ensemble des points dont les coordonnées respectaient l’égalité y = 2x – 2. Les élèves ont travaillé de manière individuelle, puis par petits groupes, en échangeant leurs idées, ce qui les a poussés à argumenter, à défendre leurs idées, mais aussi à pouvoir adopter un autre point de vue. Certains élèves n’ont presque pas eu besoin d’aide, d’autres ont commencé par me demander ce que représentaient le x et le y. Certains ont beaucoup travaillé seuls, d’autres avec mon aide. Mais au bout d’une heure de cours, tous étaient arrivés à au moins pouvoir me citer quelques points et D’un côté les Initiés, de l’autre les Profanes.”à les représenter ; tous avaient donc « fait des maths » et raisonné en véritables mathématiciens. Ils étaient d’ailleurs très heureux quand je leur ai annoncé à quel point j’étais fier d’eux. Il faut dire qu’à partir de cet exercice, j’ai eu l’occasion d’aborder et de donner sens non seulement au concept d’équation de droite (ce qui était mon objectif), mais également, grâce à la richesse des stratégies mises en places, aux concepts de pente de droite (généralement étudié en troisième), de racines et d’ordonnée à l’origine (troisième également), tout en retravaillant le concept de valeur numérique d’une expression algébrique. Pas mal pour un simple exercice !

Une activité simple mal préparée peut tourner court

Néanmoins, un tel exercice peut également amener de nombreux problèmes. _ C’est par exemple le cas lorsque le professeur attend un résultat ou une démarche précise, et pas une autre. J’ai souvent demandé à mes élèves de classer plusieurs solides par exemple, sans préciser d’autres contraintes. Après ces activités, je me rendais compte que je mettais de côté de nombreux classements possibles[1]Pourquoi ne pas classer les solides selon le nombre de figures planes différentes présentes sur leurs faces, selon le nombre de sommets… ? de guider les élèves vers celui que j’attendais. Trop souvent, j’ai restreint l’imagination de mes élèves au point que leurs classements ont, dans les faits, été imposés afin d’arriver au point de matière dont je voulais parler. Certains des élèves, particulièrement les plus faibles, ont vite compris qu’il est vain de vouloir s’investir dans ce type d’exercices parce que la probabilité qu’ils réussissent non seulement à trouver un raisonnement, mais encore à trouver celui attendu est pratiquement nulle. En fait, demander à mes élèves de classer des solides en ayant une idée précise de ce que j’attends est inutile : soit l’élève connait le (ou plutôt un) classement classique et l’exercice a peu d’intérêt pour lui, soit il ne le connait pas et il se sentira une nouvelle fois exclu d’un apprentissage mathématique, car il aura l’impression (parce que c’est ce que je lui aurai fait sentir) qu’il aurait pu trouver tout seul ce classement tant attendu (ce qui est un leurre), mais qu’il n’y est une nouvelle fois pas arrivé.

Le Mythe de l’Originaire[2]Nom, donné par Stella BARUK, à la croyance selon laquelle l’apprentissage des mathématiques doit se dérouler dans un ordre précis afin de permettre à l’apprenant de construire, petit à … Continue reading

Ce qui m’interpelle le plus lorsque je travaille de telles situations avec mes élèves, c’est l’impression que le découpage du cours de mathématiques en parties soigneusement ordonnées, dont les apprentissages suivraient un ordre tantôt historique, tantôt axé sur une difficulté progressive est un leurre. En m’enfermant dans des canevas prédéterminés (aujourd’hui, je leur apprends ceci par tel moyen), je rate un nombre incroyable d’occasions d’exploiter des raisonnements détournés de mes élèves amenant à la rencontre de concepts nouveaux qui prendraient immédiatement sens pour eux. Parfois, mes élèves me surprennent en utilisant des outils que je pensais éloignés de la situation qui leur était proposée. Souvent, et c’est sans doute cela le plus dommage, certains élèves utilisent des tactiques auquel je m’attendais, qui sont utilisées en mathématique, mais que je me refuse d’exploiter parce qu’elles ne sont pas au programme[3]Programme de mathématique qui, en FWB, est extrêmement flou au niveau des contenus. Cela contribue à la grande inégalité de notre enseignement. (Lire Échecs en math : et si on examinait les … Continue reading Un exemple : chaque année, lors du chapitre sur le repère cartésien (coordonnées qui situent un point à l’aide de deux distances), un ou plusieurs élèves utilisent les coordonnées polaires (coordonnée qui repère un angle à l’aide d’une amplitude et d’une distance), matière parfois utilisée en 5e ou 6e. J’en profite donc pour leur signaler que c’est effectivement un autre moyen de faire, qui est fortement utilisé dans plusieurs domaines, mais ensuite je n’en parle plus. Pourtant, ces coordonnées ne sont ni moins naturelles, ni vraiment plus difficiles à exploiter.

Mathématique et sectarisme

Lorsque l’on a pour objectif d’amener chacun de ses élèves à pratiquer des raisonnements mathématiques, on est vite confronté à l’image sectaire de ce cours dans la société : d’un côté de la classe se trouvent les Initiés, pour qui le message est souvent compréhensible même si parfois nébuleux et de l’autre côté se trouvent les Profanes qui soutiendront avec beaucoup d’aplomb et de multiples arguments qu’ils n’y ont jamais rien compris et que cela n’est pas prêt de changer, tout cela se déroulant sous l’œil avisé du Professeur-Prophète. Or, si cette image est fortement présente chez les parents (« J’étais nul en math, c’est normal que mon enfant le soit aussi ! »), chez les enfants (« Je n’y ai jamais rien compris. »), dans la publicité (« MILKA, la vache nulle en math, mais gentille ! »), elle l’est aussi d’une manière ou d’une autre chez la plupart des professeurs. Lorsque j’analyse mes leçons après qu’elles se soient déroulées, j’ai déjà été stupéfait de me rendre compte que j’avais volontairement complexifié certaines notions alors que ma préparation contenait une explication plus simple et tout aussi correcte. Je choisis donc, parfois volontairement, entre deux explications celle que le moins d’élèves ont une chance de comprendre, comme si cela me permettait de classer mes élèves en leur donnant le sentiment que ce tri est le reflet de leur investissement.

Le paradoxe n’est pas neuf. En Belgique, est considéré comme bonne école ou bon professeur celui ou celle qui fait réussir certains élèves pour en arrêter d’autres, ce tri étant l’assurance que ceux qui passent sont meilleurs que ceux qui restent. Pour être bon, il ne faut donc surtout pas viser la réussite de tous les élèves, mais bien celle d’un pourcentage acceptable d’entre eux. Et puisque le cours de mathématique est souvent perçu comme celui dont les prédispositions de l’élève ont la part la plus importante dans sa réussite, c’est entre autres à lui que revient dans les soi-disant bonnes écoles le devoir (parfois même perçu comme un droit par certains) d’effectuer ce tri.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pourquoi ne pas classer les solides selon le nombre de figures planes différentes présentes sur leurs faces, selon le nombre de sommets… ?
2 Nom, donné par Stella BARUK, à la croyance selon laquelle l’apprentissage des mathématiques doit se dérouler dans un ordre précis afin de permettre à l’apprenant de construire, petit à petit, un édifice logique.
3 Programme de mathématique qui, en FWB, est extrêmement flou au niveau des contenus. Cela contribue à la grande inégalité de notre enseignement. (Lire Échecs en math : et si on examinait les programmes d’étude ? de N. HIRTT).