Le cours de philosophie constitue un espace essentiel et indispensable pour se donner le temps et les outils nécessaires à l’interrogation du sens des choses, des préjugés et des apparences…
Je suis formatrice d’adultes dans le cadre d’une formation d’animateurs en promotion sociale. J’y dispense entre autres un cours de philosophie à des stagiaires dont les parcours sont jalonnés par le sentiment d’échec, notamment scolaire. Ils ont entre 18 et 50 ans, veulent ou doivent rebondir. Leurs motivations sont diverses, mais de plus en plus souvent, ils suivent cette formation d’abord pour garder leurs allocations, ensuite parce qu’elle est courte, parfois par intérêt ou ambition…
En début de formation, je donne un module de découverte du métier. Les plus jeunes ont plus de mal à intégrer ma manière de travailler : en groupe, via la découverte, la discussion, la responsabilisation. Avant d’apprendre quelque chose dans cette formation, ils devront désapprendre la manière scolaire d’apprendre et remettre du sens dans l’apprentissage.
La promotion sociale a quelque chose de contradictoire. Subventionnée en partie par l’insertion socioprofessionnelle, la formation doit répondre à certaines obligations institutionnelles où l’efficacité et les résultats sont des quotas statistiques. Le rythme imposé est rarement celui nécessaire à l’apprentissage. L’opportunité d’existence “Secoue la tête et dis non.”ou l’efficacité de la formation seront calculées selon les abandons et la mise à l’emploi.
Pourtant, dans la réalité qui n’est pas calculable, celle qui se vit, la formation est un ilot. Zone de soupape, période de remise en confiance, où, l’expérience est mise en valeur, utilisée, discutée pour faire face au monde (et pas seulement celui du travail).
Mobilité, flexibilité, modularisation, transparence, validation, passerelles, objectifs en termes de compétence… Le bateau social dérive vers l’utilitarisme et prêche ces mots issus du vocabulaire néolibéral. Sa boussole tourne fou. _ L’exclusion réclamait une mobilisation sociale et politique. Ce terme, banni du vocabulaire, a fait place à celui de désinsertion qui, lui, réclame désormais une insertion socioprofessionnelle. L’effort se retrouve à présent dans le chef de l’exclu – le stagiaire allocataire.
Par ailleurs, supportant des horaires archivariables et les aléas du modulaire, les formateurs doivent eux aussi composer avec ce que précarité, flexibilité et mobilité signifient… Ainsi, l’intitulé et la durée d’une formation peuvent être modifiés d’une année à l’autre, voire celle-ci peut-être carrément supprimée, en fonction de son « succès ».
Dans cet imbroglio où l’insertion dans le monde se mesure sur l’échelle du travail, où le chômage quand il ne traine pas aux pieds des uns, pend au nez des autres, comment retricoter le sens d’une formation non qualifiante ? Comment renouer avec le besoin d’apprendre qui nécessite celui de comprendre et donc de questionner ? Parce qu’en promotion sociale, le public est particulièrement exposé, le cours de philosophie comme espace privilégié de questionnement relève d’une nécessité vitale.
L’enjeu est essentiel. « Philosopher, c’est réfléchir sur son rapport au monde, à autrui, à soi-même, habiter intellectuellement les questions essentielles. »[1]Michel TOZZI, Penser par soi-même, Evo, 1999. C’est questionner les fondations de ses opinions pour habiter sa vie. Pour que dans nos existences où ce qui est à soi se doit d’être acheté, où le don tend à être suspect, partager la parole pour se permettre de penser par soi-même redevienne évident et simple.
J’utilise beaucoup, en cours, des techniques issues de la philosophie pour enfant et des ouvrages de Michel TOZZI. Ce qui me permet de partir de toutes sortes d’outils très différents : le texte d’une chanson de Kenny ARKANA, un extrait d’Octave MIRBEAU, un conte [2]Voir l’analyse du conte Les habits neufs de l’empereur d’ANDERSEN dans le livre de Majo HANSOTTE, Les intelligences citoyennes, De Boeck, 2005. , ou encore des exemples concrets, liés aux situations de stages des animateurs. À partir de cette confrontation, je pars à la cueillette des questions, celles que le texte pose : pourquoi la colère ? Qu’est-ce qu’élire ? Le peuple est-il aveugle pour ne pas voir le roi nu ? Qu’est-ce qu’un animateur ?
La question, une fois posée, va avant tout nécessairement demander qu’on se mette d’accord sur ce dont on parle. Se mettre d’accord, c’est se forcer à définir, à redéfinir, à questionner la signification des choses et des mots. Une fois l’habitude prise, le choix des mots cesse d’être anodin.
Et cette redéfinition collective, ce second questionnement débouchent naturellement sur un troisième : à partir de ce concept, réélaboré ensemble, quelles raisons puis-je me donner pour douter ou affirmer que la colère est bonne conseillère ; que ne pas voir le roi nu est complètement indécent ; que penser, c’est refuser ; qu’il n’existe pas d’inanimés ; qu’élire, c’est choisir ?
Ce temps d’argumentation, cependant, je ne le prends que très peu. Il fait partie de celui que je n’ai pas, surtout depuis un an, depuis que la formation est passée de dix-huit mois à six. Il continue ailleurs, dans le fumoir, dehors. La piste est creusée.
Ces seize heures de philosophie me forcent à donner du sens et à défaut d’en donner, m’imposent d’en chercher. Elles aiguillent ma recherche dans les autres matières que je donne parce que malgré leur faible charge-horaire, elles imposent l’éveil ; et le réveil, comme disait l’autre [3]ALAIN, Dire non, Libres propos, 1924., « Secoue la tête et dis non. »